L’abolition de l’esclavage en 1848 n’a en rien arrêté l’assujettissement des populations colonisées. Le cas de l’Afrique de l’Ouest est édifiant.
Fin août cette année, le New York Times a publié un hors-série important à l’occasion des 400 ans de l’arrivée des premiers esclaves africains aux États-Unis et a consacré sa couverture à la tragédie de l’esclavage et à ses conséquences. Outre-Atlantique, l’actualité concerne principalement les réparations et la mémoire, comme en témoigne la récente création de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage en Guyane. Une histoire moins connue est cependant celle du travail forcé, qui, dans les colonies, s’inscrit dans l’histoire post-esclavagiste.
La naissance du travail forcé
On associe souvent l’esclavage, aboli en 1848 en France, et le travail forcé colonial. Même si certaines analogies demeurent entre ces deux termes, il convient de distinguer ces deux catégories pour rappeler comment le travail forcé – c’est-à-dire le recrutement par la force de travailleurs non libre – a été légitimé par les coloniaux au nom de l’abolition de l’esclavage. Dans un texte de 1900 intitulé La Main-d’œuvre en Afrique, Antonio d’Almada Negreiros, membre de la Société géographique de Paris, écrit ceci : « Il faut […] compléter la grande œuvre d’abolition de l’esclavage en faisant aimer au nègre le travail qu’il déteste et qui cependant nous est indispensable. »
En faisant référence à « la grande œuvre d’abolition de l’esclavage », l’auteur suggère un des principes par lequel la France a légitimé son intrusion en Afrique. C’est en effet au nom du principe de liberté du travail et de l’entreprise de civilisation entamée dans la prolongation des campagnes antiesclavagistes du tournant du XIXe siècle que le gouvernement général d’Afrique-Occidentale française (AOF) a aboli, en 1905, l’esclavage dans les territoires colonisés africains. Toute la rhétorique juridico-économique qui se développe à l’époque repose alors sur le principe d’une nécessaire transition entre l’esclavage et le travail libre – entendons le salariat – qu’incarne le modèle européen.
Libérer par le travail
L’abolition de la traite marque une étape importante dans la supposée « œuvre civilisatrice » puisque, en abolissant la servilité, les Français – on retrouve la même dynamique dans les autres empires européens– se définissent de facto comme le pouvoir libérateur, a contrario de populations africaines considérées comme tyrannique et esclavagiste. Cette dialectique moralisatrice s’appuie principalement sur l’idée que l’esclavage s’oppose au régime du travail libre et au salariat, éléments constitutifs de l’avènement de la modernité capitaliste dans les sociétés européennes.
Dans l’esprit du colonisateur, l’abolition de l’esclavage doit permettre de libérer les forces productives nécessaires à la mise en place d’un marché du travail libre. Par là même, la fin de la traite doit produire chez les populations concernées l’éthos du travail, c’est-à-dire une mise au travail similaire à celle de la métropole. Cependant, très vite, le pouvoir colonial se révèle incapable d’assurer cette transition et se retrouve dans l’incapacité à recruter librement les travailleurs nécessaires pour son projet de « mise en valeur » et la construction des infrastructures des territoires coloniaux (routes, chemin de fer, etc.).
Maintenir un ordre politique et social
La contrainte dans le recrutement des travailleurs est alors envisagée pour tenter de répondre à un double impératif : mettre en valeur les territoires grâce à l’utilisation intensive de la main-d’œuvre, d’une part, et mettre en place et maintenir un ordre politique et social, d’autre part.
Légitimé par un discours colonial glorifiant le travail et fustigeant la paresse supposée des populations « indigènes », encadré par un système répressif devenu méthode de gouvernement – pensons, par exemple, au terrible régime de l’indigénat, un régime administratif de répression à l’encontre des populations colonisées « indigènes » –, le travail forcé colonial est progressivement pensé, légitimé, encadré et institutionnalisé dans les années 1920.
Plusieurs formes de travail forcé sont utilisées au quotidien dans l’ensemble de l’AOF. La prestation ou « impôt de sueur » était un impôt payé en travail, comparable à la corvée d’Ancien Régime et utilisé pour la construction des routes de l’AOF. Par la suite, dans chaque colonie, le recrutement militaire annuel distinguait la première portion de soldats d’une deuxième portion du contingent, recrutée pour travailler sur les chantiers de travaux publics de la fédération. Les recrues ont été particulièrement mobilisées au moment de la Seconde Guerre mondiale.
Le travail pénal obligatoire constitue une troisième forme de travail forcé utilisée au quotidien. Au Sénégal en particulier, des camps pénaux mobiles se déplacent de chantier routier en chantier routier pour la construction du réseau. Enfin, la réquisition de la main-d’œuvre constitue la dernière mesure coercitive à laquelle l’administration coloniale a recours pour fournir des travailleurs aux entreprises privées.
Une rupture en demi-teinte : la loi Houphouët-Boigny
Il faudra attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour que les nouveaux députés africains, fraîchement élus, s’emparent de la question du travail forcé. En 1946, le député de Côte d’Ivoire Félix Houphouët-Boigny s’exclame à l’Assemblée nationale en ces termes : « Le défenseur que je suis de ceux qui gémissent par milliers sur les routes, devant des gardes porteurs de chicotes, sur les plantations ou dans les coupes de bois, arrachés à leur foyer, à leur propriété, regrette de ne pouvoir trouver les mots justes pour dépeindre comme il convient la souffrance, la grande souffrance de cette multitude qui attend, depuis des années, l’abolition de cet esclavage déguisé qu’est le travail forcé. »
Le député fait une association directe entre l’esclavage et le travail forcé colonial. La notion d’esclavage est ici utilisée comme une métaphore, un usage politique du passé pour donner encore plus de force au discours prononcé à l’Assemblée. Le 11 avril 1946, une loi abolissant le travail forcé dans les colonies est alors adoptée à l’unanimité. Cette loi marque une rupture à la fois fondamentale et paradoxale dans la politique coloniale, car elle abolit des pratiques qui ne sont, théoriquement, plus censées exister depuis la ratification par la France en 1937 de la Convention du Bureau international du travail (BIT) sur le travail forcé de 1930.
De plus, cette loi ne propose ni définition claire de ce qui est considéré comme travail forcé, ni sanction en cas de non-respect de la loi. Les autorités coloniales vont alors utiliser ce flou juridique pour continuer à utiliser la contrainte dans le recrutement des travailleurs. C’est en particulier le cas avec la deuxième portion du contingent. Des milliers de « tirailleurs-la-pelle » – pour reprendre une expression chère à Léopold Sédar Senghor – vont alors être employés jusqu’au début des années 1950, dans toute l’AOF, mais principalement au Sénégal, pour la construction des chantiers publics des colonies.
Quand les élites postcoloniales veulent « éliminer la paresse connue chez l’Africain »
Après les indépendances en Afrique de l’Ouest en 1960, la plupart des régimes postcoloniaux, inspirés par la voie socialiste et la planification du développement, tentent d’impulser de nouvelles relations entre l’État et les populations dans un esprit de rupture nette avec la période coloniale. Cependant, on remarque une certaine continuité dans les discours véhiculés par les élites postcoloniales pour mobiliser les populations pour le chantier national. Les élites postcoloniales appellent à la mise au travail des forces vives de la nation et stigmatisent dans le même temps l’inactivité et l’oisiveté, considérées comme frein à la construction nationale.
Dans l’un des bulletins de liaison du mouvement coopératif publié par la République du Sénégal en 1960, le message apparaît clair : il faut « amener doucement mais fermement à la nette conscience qu’on n’attend pas ce que l’on désire dans l’oisiveté » et « éliminer la paresse connue chez l’Africain, celle de ne rien faire et vouloir gagner de l’or ». (Bulletin de liaison publié par le ministère du Développement et du Plan, début des années 1960.) Pour les pouvoirs publics, la survie sans travail est suspecte.
Les marginaux et autres « fléaux sociaux » (vagabonds, jeunes inactifs, fous, prostituées, lépreux, malades mentaux, etc.) sont stigmatisés et réprimés. En témoigne, par exemple, la mise en place d’un camp d’internement de lépreux au Sénégal à Koutal à la fin des années 1960, sur le lieu même d’un ancien camp pénal mobile. Le discours des autorités produit un effet d’inclusion-exclusion en érigeant le travail comme valeur morale, mais aussi comme « baromètre » où se mesurent le degré de participation à la construction nationale et l’adhésion au projet politique. Ce discours inclut toutes les personnes prêtes à s’investir pour le développement du pays, mais exclut dans le même temps, en mettant « hors la loi » ou en dehors de la norme « travail », toutes les populations jugées inactives ou marginales.
« Investissement humain. » Ce discours se traduit en pratique par la mise en place, dans la plupart des États d’Afrique francophone, de projets d’« investissements humains ». Ce concept, apparu à la fin des années 1950, mise sur l’apport volontaire et bénévole de main-d’œuvre pour la réalisation de projets d’infrastructures. Cependant, on peut noter de nombreux abus dans son application, que ce soit par le recrutement forcé de travailleurs qui se devaient d’être volontaires ou le détournement des projets pour des initiatives privées.
Par ailleurs, dans un contexte de lutte contre le chômage et de déruralisation de la jeunesse, plusieurs formules de service civique sont introduites dans les jeunes États afin de mobiliser la jeunesse pour le développement du pays et leur fournir une formation professionnelle et civique. Sous le couvert d’intégrer socialement les jeunes, ces services civiques, encadrés militairement pour la plupart, ont souvent été détournés pour fournir un réservoir de main-d’œuvre pour les chantiers publics du territoire.
Ironie de l’histoire, les services civiques font l’objet d’une attention toute particulière du BIT au milieu des années 1960. Le BIT considère en effet que l’enrôlement militaire de la jeunesse à des fins de participation en travail à la construction nationale est une forme de travail forcé. Plusieurs pays africains francophones sont alors mis en cause et accusés d’un crime « colonial », alors même que tout leur appareil discursif et les politiques menées se veulent être en rupture avec les pratiques coloniales passées.
Source: Le Point Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée