Derrière des chiffres en apparence alarmants, la natalité est repartie à la baisse. En cause : la crise économique et les changements de mentalité.
Il n’y avait personne pour fêter le franchissement historique du cap des 100 millions d’Égyptiens, annoncé le 11 février dernier, par l’agence nationale de statistiques Capmas. L’écran géant qui affiche ce décompte en temps réel sur la principale voie du Caire, menant à l’aéroport, suscite aujourd’hui l’effroi alors que les enfants d’hier y voyaient une preuve de la grandeur du pays. Dans les journaux, c’est une « catastrophe » et même « le plus grand défi de l’Égypte menaçant la sécurité nationale » pour le Premier ministre égyptien, Mostafa Madbouli.
Les chiffres bruts ont de quoi impressionner. Toutes les 18 secondes, un nouveau bébé naît en Égypte. Chaque année, l’accroissement naturel (les naissances moins les décès, NDLR) est en moyenne de 2 millions de personnes. Selon les projections de l’ONU, le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique (après l’Éthiopie) devrait atteindre les 160 millions d’habitants en 2050. Même si l’urbanisation ne cesse de grignoter et de transformer le désert, la population égyptienne reste concentrée sur 5 % de son territoire, principalement le long du Nil – sa quasi unique source d’eau douce. Où caser et comment nourrir tous les nouveaux arrivants ? Des discours alarmistes à la panique générale, il n’y a qu’un pas. D’autant que le futur grand barrage Renaissance construit par son rival éthiopien, en amont du Nil, va réduire encore un peu plus ses ressources en eau déjà limitées.
Chute des naissances de 6,8 %
Mais la croissance démographique sur le sol égyptien n’est pas aussi exponentielle qu’il y paraît. D’une part, plus d’un million d’Égyptiens s’expatrient chaque année vers le Golfe et la Jordanie, depuis 2010. D’autre part, le nombre de naissances est passé de 2,5 à 2,3 millions entre 2017 et 2018, soit une chute de 6,8 %. Le taux de fertilité, qui était reparti à la hausse en 2014, a presque retrouvé son niveau de 2008 avec 3,1 enfants par femme, selon une étude du Fonds de l’ONU pour la population (UNFPA).
« Tout le monde devrait avoir peur de l’augmentation de la population, mais il y a des signes d’espoir, estime Maha Abdel Wanis, responsable de la santé reproductive à l’UNFPA, parce qu’il y a une volonté politique forte et des coopérations inédites entre le ministère de la Santé et celui des Affaires religieuses sur un sujet jusque-là assez tabou. » Alors que la tradition valorise les familles nombreuses comme un symbole de richesse, les autorités religieuses sont désormais priées d’encourager la contraception. Depuis peu, le ministère des Affaires religieuses incite les imams à répéter la dernière fatwa de l’organe religieux officiel de l’État, autorisant non seulement le contrôle, mais aussi la limitation des naissances. Difficile de savoir si ces conseils sont vraiment suivis alors qu’il y a encore trois ans, la même institution encourageait « les musulmans à se multiplier », selon le site d’information Mada Masr.
« Élever un enfant est devenu très cher »
Plus que l’argument religieux, les difficultés économiques pèsent de plus en plus lourd sur les choix familiaux des jeunes générations. Dans un pays où la couverture sociale et les pensions de retraite sont dérisoires, la descendance est souvent synonyme d’assurance vieillesse. Sauf que, depuis 2016, les prix ont explosé et la pauvreté a grimpé, frappant plus de 30 % de la population. Pour beaucoup, l’investissement est devenu insoutenable. « Ce n’est plus comme avant, élever un enfant est devenu très cher », explique Fatma Gamal, la main sur son ventre encore arrondi par son premier enfant, né un mois plus tôt. À 26 ans, la jeune mariée et employée d’une agence de tourisme « veut attendre trois ans minimum avant d’avoir un deuxième et dernier enfant, pour avoir les moyens de leur payer une bonne éducation et qu’ils aient une vie meilleure [que la sienne] ».
Comme elle, une dizaine de femmes attendent devant le minuscule bureau, sans fenêtre, du planning familial du quartier populaire d’Imbaba, au cœur de la mégalopole cairote. Toutes citent le chiffre 3 comme le « maximum » d’enfants souhaités. « Il y a quelques années, il fallait les supplier d’aller consulter le planning qui propose tous les types de contraceptifs subventionnés, témoigne la gynécologue Shaïma Badr, mais, aujourd’hui, les femmes prennent rendez-vous d’elles-mêmes juste après leur premier enfant, parce que c’est devenu un poids financier. » Nourrir et loger un foyer de quatre personnes peut facilement représenter un budget mensuel de 5 000 livres égyptiennes (290 euros). À 32 ans, Ahmed Nabil gagne 270 euros par mois comme médecin généraliste et rêve plutôt d’émigrer que de fonder une famille en Égypte, « car le prix des écoles est exorbitant, et la vie de manière générale, les rapports humains, sont devenus trop rudes pour élever des enfants ».
Le gouvernement alimente lui-même le stress parental. Le projet de supprimer les aides sociales aux familles de plus de deux enfants a été annoncé à plusieurs reprises, et encore relancé au début de l’année. Dans le métro, des affiches gouvernementales clament « Deux, c’est assez ! » avec des photos de familles autour d’assiettes vides. À côté des messages culpabilisants, on sort aussi la carotte des subventions. Le ministère de la Solidarité sociale et l’ONU ont attribué un fonds de 4,7 millions de dollars aux familles pauvres de 3 enfants ou moins, dans les régions rurales où la fertilité est en moyenne de 4 enfants.
48 millions d’euros d’aide internationale pour le contrôle des naissances
L’objectif officiel est de réduire le taux de fertilité à 2,4 d’ici à 10 ans. Rien d’utopique quand les Égyptiennes déclaraient elles-mêmes, en 2014, ce taux comme idéal. Dans la région rurale de Kom Ombo, dans le sud de l’Égypte, les plus récalcitrants sont les maris. « Des femmes viennent en cachette au planning familial, parce qu’elles voient très bien les dangers des grossesses répétées pour leur santé, mais leurs maris restent opposés à la contraception par conviction ou tradition », ajoute Safaa Hussein, employée par le ministère de la Santé pour prêcher la parole contraceptive dans les villages.
Les plannings familiaux manquent aussi de moyens. Massivement financés par les États-Unis jusque dans les années 2000, les 5 500 centres ont été délaissés par le gouvernement égyptien dans la dernière décennie. Faute d’accompagnement adéquat, les grossesses non désirées sont reparties à la hausse, selon l’étude de l’UNFPA de 2014. Une femme sur trois abandonne sa contraception moins d’un an après l’avoir commencé. « Beaucoup pensent, à tort, que le sang des règles s’accumule dans leur corps, car elles ne le voient plus s’écouler quand elles prennent la pilule en continu. La peur et la méconnaissance les poussent à interrompre leur contraception » indique la gynécologue Shaima Badr.
Appelées à la rescousse financière, l’Union européenne et l’Agence des États-Unis pour le développement international USaid ont débloqué respectivement 26,7 millions et 21,4 millions d’euros pour la nouvelle stratégie quinquennale du gouvernement. Soit près de 48 millions d’euros pour former le personnel médical et distribuer gratuitement des dizaines de milliers de contraceptifs aux plannings familiaux, jusqu’en 2022. « Ce type de programme a fait ses preuves, mais ne doit pas s’arrêter brutalement une fois que les financements étrangers seront taris, prévient l’anthropologue Hania Sholkamy. Le gouvernement doit allouer une ligne budgétaire permanente au réseau de centres de santé primaire pour les rendre plus accessibles et performants, sinon l’impact sur la croissance à long terme sera nul. »
Les décideurs devront aussi patienter avant de constater un réel changement. Même si le désir d’enfants est en train de s’effriter, la population va mécaniquement continuer d’augmenter au moins jusqu’en 2040, assurent les démographes. 60 % des Égyptiens ont moins de trente ans et près d’un million de couples se marient chaque année. Résultat, « au moins un million de bébés vont continuer de naître chaque année, et ce, même si vous adoptez la politique de contrôle des naissances la plus restrictive ; c’est ce qu’on appelle l’élan de croissance démographique » analyse Ayman Zohry, professeur à l’université américaine du Caire.
Source: Le Point Afrique /Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée