Face aux sévères condamnations contre les militants du hirak, la question de l’instrumentalisation de la crise du Covid-19 est clairement posée.
« Même en temps de guerre, les ennemis respectent les trêves. » La colère de Saïd Salhi, vice-président de Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, ne tient plus dans un post Facebook. Elle déborde et touche militants et avocats sympathisants du hirak, ce mouvement populaire qui a fait tomber le président déchu Abdelaziz Bouteflika il y a un an, et qui a marqué une sorte de trêve en suspendant ses manifestations pour cause de propagation du coronavirus. « Je pleure de rage. (…) C’est plus qu’un scandale, une provocation », s’étouffe d’indignation une jeune « hirakiste » contactée au téléphone à Alger.
Lundi, la condamnation d’Abdelouahab Fersaoui, secrétaire général du Rassemblent Action Jeunesse (RAJ), une association activement impliquée dans le hirak, à un an de prison ferme a choqué. En détention provisoire depuis le 10 octobre 2019, cet universitaire de 39 ans est poursuivi pour « atteinte à l’intégrité du territoire national », « entrave au transport de matériel militaire » et « incitation à la violence ».
« Abdelouhab Fersaoui n’a pas volé, n’a pas tué »
« Avec ce verdict, la justice algérienne a démontré encore une fois qu’elle est instrumentalisée pour réprimer et faire peur aux Algériens. (…) Ces verdicts prononcés à l’encontre d’activistes, de militants politiques du mouvement associatif et de citoyens n’affecteront en rien la détermination du peuple algérien dans sa quête de changement et pour l’instauration de l’État de droit », a dénoncé l’avocate Fetta Sadat à la sortie de l’audience.
Dans un message relayé par les réseaux sociaux, l’épouse de Fersaoui explose de chagrin : « Une fois encore, vous nous avez déçus. Il ne reste plus d’espoir en vous. Vous avez prouvé avec force le niveau de votre bassesse et de votre honte, prouvant aussi que la justice n’est pas indépendante. Abdelouhab Fersaoui n’a pas volé, n’a pas tué, et, s’il avait été corrompu et travaillait pour vos intérêts, vous l’auriez acquitté. » « Aujourd’hui, en ces temps du coronavirus, nous assistons à la contre-révolution, le pouvoir profite de la trêve observée par le hirak. Il se venge scrupuleusement des militants, des hirakistes qui ont porté haut et fort les aspirations et les voix du peuple pour le changement du système », fulmine encore Saïd Salhi. « Condamner un militant à une année de prison ferme pour avoir exprimé son opinion pacifiquement sur Facebook en pleine crise sanitaire est inadmissible et scandaleux », a pour sa part réagi la section algérienne d’Amnesty International.
Le RAJ est particulièrement ciblé par les autorités depuis des mois : l’activisme civique des « enRAJés », majoritairement de jeunes universitaires à travers le pays, engagés dans des actions associatives, est mal perçu. « Tout ce qui n’est pas cadré par l’État ou ses appareils est subversif, c’est dans l’ADN des autorités », commente un cadre de l’opposition.
Pressions sur les activistes
« Les faits reprochés sont liés à des déclarations faites et donc à des opinions sur des questions politiques, notamment sur la situation politique née du mouvement populaire du 22 février 2019 », explique dans les médias Noureddine Benissad, président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme. « Le maintien de tous les détenus politiques en prison n’est nullement justifié d’un point de vue du droit, [c’est] une faute politique et a fortiori dans une conjoncture pareille dédiée à la solidarité pour lutter contre l’épidémie du coronavirus », ajoute l’avocat.
Cette condamnation intervient en pleine courbe ascendante des actions en justice. Il y a eu d’abord plusieurs convocations, fin mars, de militants et d’autres activistes par les juges. Ensuite, l’organisation du procès de l’opposant Karim Tabbou le condamnant, le 23 mars, à un an de prison en appel pour « éviter » sa libération qui était quasi actée, puis l’emprisonnement du journaliste Khaled Drareni le 29 mars ont profondément inquiété ONG algériennes et internationales de défense des droits de l’homme. Le 5 avril, le journaliste Sofiane Merrakchi a été condamné à huit mois de prison ferme pour avoir transmis des vidéos du hirak à des chaînes d’information étrangères.
Plus de 1 200 « détenus du hirak » ?
Le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) a indiqué que le nombre de ceux qu’il considère comme des « détenus du hirak » avoisinerait les 1 200 « ou plus ». « D’ailleurs, nous ne comprenons pas pourquoi le ministère de la Justice ne communique pas le chiffre. C’est l’opacité totale », déclarent des avocats et des animateurs de ce comité. « Le ministre de la Justice a donné des instructions via une circulaire pour ralentir le travail de l’appareil judiciaire en raison de la pandémie, mais, sur le terrain, ces directives sont bafouées », souligne pour sa part le quotidien privé El Watan en citant des avocats. Pour Saïd Sadi, l’ex-président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, opposition), « la brutalité du traitement réservé à des citoyens qui n’ont fait que donner leur avis sur leur pays peut être interprétée comme l’expression d’une volonté de perpétuer, contre toute forme de bon sens, des pratiques et des modes d’organisation politiques qui ont menacé la liberté et, maintenant, la santé des Algériens. Ni la mobilisation pacifique unanime du peuple ni la pandémie de coronavirus n’ont amené un système politique figé à montrer des capacités d’évolution sans contrainte ».
Source: Le Point Afrique/Mis en Ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée