Voici la quatrième chronique du célèbre écrivain togolais sur le confinement. Engagé, Théo Ananissoh honore, chaque weekend, le rendez-vous. Afrika Stratégies France a demandé, en collaboration avec Le Tabloid, média en ligne du Togo, au truculent écrivain de signer pendant cette période de confinement, une chronique sur le confinement, le sien notamment. Occasion, à chaque fois, de raconter des anecdotes, d’essayer des réflexions aussi bien sur la situation humaine que sur des faits historiques mais aussi de poser, en ce moment de pandémie et d’isolement, des questions que nous ne nous posons pas chaque jour. Une merveille aventure… Bonne lecture
Un peu de conte de chez moi pour vous distraire du confinement et de ses contraintes.
Le Togo est un pays qui n’a pas d’Est ni d’Ouest. Juste deux points cardinaux : le Sud et le Nord. Pour chacun de ses quelques huit millions d’habitants, le repère géographique, politique et moral est très simplifié. « Il est du Sud, moi du Nord. Il est du Nord, moi du Sud. » Passons sur le passé qui a créé ça. En février dernier, hors d’Asie, on ne voyait pas encore le coronavirus comme une pandémie à venir. Donald Trump parlait de « virus chinois » et se réjouissait de l’impact négatif que cela aurait sur l’économie de la Chine. Au Togo, la campagne électorale pour une présidentielle battait son plein. Elle eut lieu le 22 février. 22.02.2020 – Le jour, le mois et l’année avec seulement deux chiffres ! Une combinaison vodoue pour nous libérer enfin d’une malédiction d’un demi-siècle. Mais non ! Comme par le passé, le « président sortant » a gagné contre les électeurs sortis massivement en faveur de celui qu’il a consenti à laisser être son « adversaire » principal. Celui-ci est un ancien Premier ministre du père du « président sortant ». Certes, il l’avait mis en prison pendant un temps, mais je pensais, je l’avoue, qu’il y avait un deal caché entre les deux hommes pour une solution qui permettrait au « président sortant » de perdre dans les urnes sans vraiment perdre le pouvoir et à l’autre de gagner dans les urnes sans vraiment gagner le pouvoir. Une sorte de cohabitation, quoi. Depuis une trentaine d’années, que ce soit contre le fils ou contre le père, invariablement, tous les « challengers » gagnaient les élections dans les urnes et les perdaient étrangement lors de la proclamation des résultats par la « Commission électorale indépendante ». En cela, nous n’innovons pas, je le concède. Il y a de l’expertise enviable en ce domaine au Mali, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Gabon, au Sénégal, au Congo, bref sur la planète francophone d’Afrique.
Ce qui est quand même un peu original en ce qui concerne le Togo, cette année, c’est la concomitance avec ce COVID-19. Et la personnalité du faux perdant face au faux gagnant. Depuis ce 22 février donc, Agbéyomé Kodjo – le faux perdant –, de son domicile, revendique la victoire électorale, tient des conférences de presse, adresse des vidéos présidentielles au peuple togolais. Il a nommé un Premier ministre et un ministre des Affaires étrangères qui sont prudemment installés en France et au Canada, je crois.
Le « président sortant » n’en était pourtant pas à son premier braquage électoral. On pouvait penser qu’après quinze ans de pratique frauduleuse, il avait du métier dans l’art de gagner sans avoir gagné. Il faut reconnaître que jusqu’à l’avant-dernière « élection » présidentielle, le faux perdant, à chaque braquage, proclamait plus ou moins mollement sa « victoire dans les urnes », et même, comme en 2015, obtempérait à une convocation à la présidence puis en ressortait sans donner de consignes quelconques à la foule de ceux qu’il avait mobilisés à travers le pays pendant des semaines pour l’alternance. Mais cette fois-ci, ça se passe un peu autrement que prévu. Pourtant le « président sortant » n’avait pas du tout été négligent en amont. Aucun des candidats n’avait reçu, conformément à la loi électorale, la subvention prévue pour chaque candidature validée par la « Cour constitutionnelle ». Un moyen de les tenir – ceux-ci ayant dû faire un emprunt à la banque pour payer la caution de vingt millions de francs CFA (trente mille euros) et pour faire campagne. Quand même, il y a une épaisse brume. Il n’est pas sûr que tout soit bien visible dans cette histoire. Ils étaient sept candidats en lice. Plusieurs d’entre eux, prudents ou sous-marins, n’ont pas fait campagne en dehors de Lomé, et encore en se contentant d’exprimer aux micros des radios ce qu’ils feraient une fois élus présidents. Au nombre des mesures de précaution prises par le « sortant » pour assurer son quatrième hold-up, il y a les larmes qu’il est allé verser, devant des caméras, sur la tombe de Jacques Chirac. Il doit à l’ancien président français d’avoir pu succéder à son père en 2005, malgré plus d’un millier de Togolais tués.
Mais voilà, le faux perdant de l’élection présidentielle 2020 refuse, lui, de rentrer se coucher après avoir servi de faire-valoir. Près de deux mois après le scrutin, il continue de revendiquer la victoire. L’autre soir, il est même sorti brièvement devant sa maison pour s’adresser à une petite foule impromptue de partisans en ces termes – et en éwé : « Faites-moi confiance, cette fois, ils ne vont plus nous voler comme par le passé. On est en train de leur presser les testicules. Ils vont lâcher prise bientôt. » Succès d’audience. Moi, je pense qu’après de tels propos, la preuve est faite qu’Agbéyomé Kodjo est véritablement et définitivement opposé au président de fait. Je n’imagine pas celui-ci lui pardonner quoi que ce soit. Et je n’imagine pas non plus Agbéyomé Kodjo, vieux routier du système depuis ses années d’étudiant, méconnaître la capacité de rancune de l’autre au point de croire à une réconciliation qui ne soit pas un piège. Il y a comme une logique de sacrifice. A 65 ans, Agbéyomé Kodjo ne peut plus et ne va pas pouvoir reculer. Il est obligé d’avancer ou du moins de durer dans la revendication de sa victoire. Les Togolais ont donc intérêt à se tenir derrière lui, pas tant pour lui que pour maintenir chaud ce litige « électoral » qui a la valeur immense d’empêcher symboliquement le fait accompli. (C’est comme la chloroquine en ce moment ; c’est au moins ça, en attendant plus efficace.) Comme disent les philosophes politiques, la force vous soumet, mais c’est la lâcheté qui vous maintient dans la soumission. Contester la « victoire » du faux gagnant même sans bouger de la terrasse de sa maison n’est pas du tout dérisoire ; c’est obliger le faux gagnant à exhiber sans cesse son unique argument, c’est-à-dire la force nue ; c’est maintenir l’actualité de son braquage électoral ; c’est faire échec à sa volonté de passer pour une autorité légitime aux yeux de tous. C’est comme faire du tapage accusateur devant le domicile d’un voleur. C’est pernicieux et ça l’embête. La preuve : depuis le 22 février et sa « victoire électorale », le président de fait du Togo n’a pas encore prêté serment pour son nouveau mandat de cinq ans. A cause du coronavirus ? Possible. Mais peut-être aussi à cause de tractations sournoises, car Agbéyomé Kodjo proclame qu’il a rejeté toutes sortes de propositions alléchantes (argent, postes dans l’État…). Le gouvernement a décrété un couvre-feu nocturne contre le coronavirus. Et une fois par semaine à peu près, il déploie des dizaines de militaires, un char, des jeeps, un drone et un hélicoptère pour boucler le quartier du faux perdant. Étranges agitations contre un homme tout à fait confiné avec sa famille ; à moins que ça ne fasse partie des négociations supposées. Agbéyomé Kodjo est député ; très vite, ladite Assemblée nationale l’a déchu de son immunité parlementaire. Et régulièrement, le Service des Renseignements et d’Investigation (SRI) lui envoie une convocation à se présenter dans ses locaux pour information. Il n’y répond pas, bien sûr. Ses soutiens disent sur les réseaux sociaux que c’est pour pouvoir l’infecter avec le virus corona qu’ils tiennent ainsi à le voir de près.
Au Togo, la haine continue donc pendant le COVID-19. Question : peut-on à la fois haïr et prendre soin de l’autre ?
Théo Ananissoh
Né en Centrafrique de parents togolais, Théo Ananissoh étudie à Paris III où il obtient un doctorat en littérature générale et comparée. Après avoir enseigné quelques années en France, l’écrivain né en 1962 rejoint l’Université de Cologne en 1994 où il a dispensé, des cours de Littérature africaine francophone. Il a publié plusieurs romans à succès dont 4 chez Gallimard. Alors que l’auteur de « Delikatessen » et « Ténèbres à midi » boucle son prochain romain (toujours chez Gallimard), il a accepté de porter son regard sur le confinement que le COVID-19 impose à presque tous les pays du monde.
*Le texte introductif et la biographie express sont de la rédaction de Afrika Stratégie France.
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