Voici la cinquième chronique du célèbre écrivain togolais sur le confinement. Engagé, Théo Ananissoh honore, chaque weekend, le rendez-vous. Afrika Stratégies France a demandé, en collaboration avec Le Tabloïd, média en ligne du Togo, au truculent écrivain de signer pendant cette période de confinement, une chronique sur le confinement, le sien notamment. Occasion, à chaque fois, de raconter des anecdotes, d’essayer des réflexions aussi bien sur la situation humaine que sur des faits historiques mais aussi de poser, en ce moment de pandémie et d’isolement, des questions que nous ne nous posons pas chaque jour. Une merveille aventure… Bonne lecture.
Je simplifie sans doute. Une ou plusieurs personnes en Chine mangent de la chair de pangolin ou de chauve-souris et ingèrent ainsi un microbe qui, bientôt, se répand entre les humains. Quelques mois plus tard, toujours en Chine, on trouve moyen de stigmatiser les Africains à cause de ce virus ! On en est si sincèrement convaincu qu’on n’hésite pas à expulser les Noirs de leurs logements ou chambres d’hôtel, des restaurants, des supermarchés… Nous avons vu sur les réseaux sociaux des images d’Africains obligés de passer la nuit dehors, sous des ponts ou à même le trottoir…
Comme Abel et Caïn, l’homme est en tête-à-tête avec son prochain sur Terre. L’autre et moi-même sommes les deux seuls exutoires disponibles pour que j’évacue mon stress, ma peur, mes fantômes, mes terreurs. J’écoute la radio en prenant mon café le matin. Entre 6h et 9h 45. WDR 5, une des stations de la grande chaîne régionale, à l’ouest de l’Allemagne. Actualité oblige, focus sur un cas célèbre d’épidémie de peste au Moyen Âge en Europe. En 1349, en deux jours – 23 et 24 août –, la communauté juive de la ville voisine de Cologne est décimée dans les réactions de terreur que provoque cette peste qu’on lui impute. Ces meurtres de Juifs ont commencé à Genève en novembre 1348 ; se sont poursuivis dans des villes de langue allemande : Bâle, Strasbourg, Freiburg, Koblenz, Cologne… Le pape, en Avignon, tente d’interdire ces assassinats « en dehors de toute procédure juridique (ou judiciaire ?) », argumente qu’eux aussi (les Juifs) sont victimes comme tout le monde. Son propos n’est guère entendu. La voix qui raconte ajoute que les Juifs de Cologne y étaient installés depuis mille ans. Des Juifs ne reviendront dans cette ville qu’au début du 19è siècle, à la suite des conquêtes napoléoniennes. Nous, nous savons qu’il y aura ensuite Hitler…
Puisque je suis en tête-à-tête avec l’autre sur cette Terre, où est ma sécurité face à lui ? Où est-elle localisée ? Derrière les portes blindées de mon domicile ? Dans le nombre de policiers à travers la ville ? Sur mon compte en banque ? Dans l’arme à feu dont je dispose ? Dans mon niveau d’intégration ou d’assimilation ? Où, au juste ? Peut-on assurer sa sécurité ailleurs que dans la tête de l’autre ? Lui qui me regarde, là, qui m’observe, que suis-je dans sa tête ? Y a-t-il une solution plus sûre et plus avisée que de protester sans cesse contre ce qui est mal, immédiatement, clairement, avec courage ?
De tous temps, des hommes ont interdit à d’autres hommes d’avoir accès au soleil. Non, le soleil ne brille pas toujours pour tous à tout moment. Pour toutes sortes de raisons, de motifs, de prétextes avoués et inavoués. Cela est vrai aujourd’hui et le sera demain. J’écoutais cette émission sur le pogrome de 1349 en compagnie d’une autre personne qui est allemande. Nous restons silencieux pendant quelques instants après la fin des propos. Commentaires : Des massacres à répétition de ce genre pendant des siècles… Être sans cesse des victimes « expiatoires » disponibles pour les accès de rage des autres… On comprend qu’ils soient aujourd’hui si prompts à se défendre et à protester… Je devais écrire un texte quelconque. Cette émission a sapé mon « mood ». Je suis resté devant l’ordinateur, à méditer. Comment vivre dans l’insécurité permanente ? Enveloppé, par les mots et par les regards quotidiens, dans des préjugés tenaces qui, au moindre désastre qui survient, se muent en condamnation sans rémission contre moi, en motifs légitimes de me haïr ouvertement et même de me tuer ? Le coronavirus révèle les pensées intimes en Chine au sujet des Africains. L’imaginaire extrêmement infectieux qui justifie de refouler, d’agresser des Noirs au grand jour. Télescopage d’images dans mon esprit. Tous ces derniers temps, me parviennent du Togo d’autres images d’une violence inouïe. Deux personnes que des militaires ont littéralement frappées à mort sous prétexte qu’elles avaient enfreint un couvre-feu. Une femme âgée salement blessée à la poitrine par les mêmes « corps habillés ». Et cette vidéo qui montre la même soldatesque en train de saccager le domicile d’un opposant politique (véritable vainqueur de la présidentielle en février) et d’asséner sans nécessité aucune des coups aux membres de sa famille. Comment articuler en moi ces outrages de Chine et du Togo ? Comment m’en sortir universellement ?
La vie littéraire dans nos pays d’Afrique est cette réalité approximative qu’on imagine faute d’institutions véritablement ancrées. De jeunes hommes et femmes qui, en dépit du contexte, aspirent à se consacrer à l’esprit et à l’écriture sollicitent votre attention, vous soumettent ce qu’ils écrivent. J’ai moi-même connu ce désir de contact et de rencontre avec des auteurs admirés quand j’étais tout jeune. Une part de mon temps de travail est réservée aux jeunes lecteurs de chez moi que je rencontre et dont je lis volontiers les écrits. Les obstacles matériels n’empêchent pas complètement la transmission informelle des expériences si on est résolu à le faire. Et l’échange n’est pas à sens unique, de moi à eux. Il m’arrive souvent d’apprendre, de mesurer mieux l’évolution des choses et des esprits, d’être réconforté en lisant ces premiers écrits. Ainsi le roman de cette jeune auteure qui prénomme son personnage principal Hombamilta – ce qui veut dire : « Les bons se (re)connaissent ». Voilà qui m’offre une issue étroite entre les miliciens de chez moi et les Chinois racistes. Cet adage nawda (nord du Togo) me renvoie à La Boétie qui dit que les méchants peuvent être des alliés ou des complices mais jamais des amis. Le mot « méchant » est celui qu’utilise La Boétie. Ceux d’en face, il les nomme « gens de bien ». Oui, ça existe, les bons et les méchants. Les brutes aussi. Je ne me donne pas la peine de les définir. Supposer que « bons » veuille dire qu’il y a des gens sans aucun défaut est une mauvaise foi qui ne mérite pas de réplique. Même au plus noir des époques sombres, dans ces temps reculés où la cécité humaine entretient l’épouvante et la peur furieuse, il y a des bons. Au milieu des Hutus en furie suicidaire contre les Tutsis, il y a eu des bons. Cet adage que m’apprend la jeune auteure de chez moi – Dhémanane Kafechina – est vrai. Les bons se connaissent et se reconnaissent. Il suffit d’y penser une seconde pour s’apercevoir que c’est évident. Voici donc ma conclusion pour le monde d’après ce COVID-19 (tant qu’à faire !) : si les bons savent se reconnaître, ils se doivent (privilège d’aristocrate – oui, être bon est une supériorité native), ils se doivent une solidarité de… classe. Être Africain, Juif, femme, jeune, Noir ou Blanc est un point commun évident avec l’autre certes, mais cela ne garantit pas une appartenance commune au camp de ceux qui, individuellement, sont bons. Abel et Caïn étaient des frères. Être bon est une caractéristique individuelle et personnelle, qui transcende tout, race, sexe, nationalité, bref qui est véritablement universelle. Oui, les bons se doivent reconnaissance réciproque et mutuelle. En silence. Calmement. Sans esbroufe. Parce qu’ils sont environnés de méchants dont il faut contrer sans cesse et discrètement la démesure. Car, ne l’oublions pas, le méchant est… méchant ; c’est-à-dire qu’il est comme un virus – il existe toujours au détriment d’autrui. Il n’a pas de frein vis-à-vis de son prochain en pensée. Son esprit est un lieu d’insécurité totale pour l’autre. Le bon, qui est psychologiquement intransitif, est celui qui doit se défendre, et compter sur les autres bons, sinon il est potentiellement victime du méchant quand bien même ils seraient tous deux de la même famille, de la même race, de la même religion ou du même pays. C’est de la légitime défense. Pour le bien de tous.
Théo Ananissoh
Né en Centrafrique de parents togolais, Théo Ananissoh étudie à Paris III où il obtient un doctorat en littérature générale et comparée. Après avoir enseigné quelques années en France, l’écrivain né en 1962 rejoint l’Université de Cologne en 1994 où il a dispensé, des cours de Littérature africaine francophone. Il a publié plusieurs romans à succès dont 4 chez Gallimard. Alors que l’auteur de « Delikatessen » et « Ténèbres à midi » boucle son prochain romain (toujours chez Gallimard), il a accepté de porter son regard sur le confinement que le COVID-19 impose à presque tous les pays du monde.
*Le texte introductif et la biographie express sont de la rédaction de Afrika Stratégie France.
Source: Afrika Stratégies France /Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée