Malgré la gravité de la crise économique, certains partis politiques privilégient des dossiers clivants au détriment des réformes.
Invectives, le président Bourguiba accusé de « complicité avec les Français » par un député en mal de publicité, suspensions de séance, députés qui quittent l’hémicycle : l’examen d’une motion demandant les « excuses officielles de l’État français pour les crimes commis pendant le protectorat [NDLR : 1881-1956] et après » fut riche en soubresauts, cabres et autres ricochets théâtraux. C’est la seconde fois en quelques jours que l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) consacre une plénière à un sujet abrasif, déconnecté de la situation sanitaire et sociale que vivent le pays et le reste du monde. Ce matin, La Presse de Tunisie titrait « Quand règne le chaos ». Un autre article en une évoquait le « Coronavirus parlementaire ».
Les crimes de la colonisation à la une
Si l’opinion publique fustige régulièrement l’absentéisme de ses députés, leur endurance n’est cependant plus à prouver. De mardi à mercredi, ils consacreront quinze heures à cette plénière. Il faudra attendre 2 heures du matin passées pour qu’on passe au vote de la motion déposée par Al Karama, quatrième bloc parlementaire de l’ARP avec dix-neuf députés. Son leader, l’avocat Seifeddine Makhlouf, avait déposé le texte le 12 mai dernier. « Il s’agit d’une motion qui n’a aucun effet légal, ce n’est pas une loi et, si elle était votée, elle ne serait pas obligeance ni pour le gouvernement ni pour l’État », précise Selim Kharrat, politique et président de l’ONG Al Bawsala (« la boussole »), qui scrute faits et textes parlementaires. Pour lui, « cette motion relève de la politique politicienne, ça permet à Al Karama de choyer sa base assez sensible aux discours populistes ». D’autant que les Affaires étrangères font partie des prérogatives du président de la République, Kaïs Saïed. Ce parti, apparu en 2019, a un ADN islamiste et populiste.
Durant la campagne des législatives, Makhlouf avait proposé d’emprisonner l’ambassadeur de France, Olivier Poivre d’Arvor, en raison des « crimes du passé ». Le diplomate serait ainsi passé de la magnifique résidence de La Marsa aux geôles de La Monarguia. Vaste programme. Cette nuit, la manœuvre politique a réussi au-delà de ses espérances : 77 députés ont voté en faveur de cette motion, plus du triple de sa réserve de voix. Seuls cinq élus ont opté pour le contre, quarante-six optant prudemment pour l’abstention. Quatre-vingt-neuf autres ont préféré rester chez eux. Mais l’essentiel n’est pas là : Al Karama a monopolisé les députés durant quinze heures, chacun de ses élus étant habillé aux couleurs du parti, arborant sur leurs pupitres des photos des victimes de la colonisation. Pour parfaire l’ambiance, un député indépendant, ex-membre d’Al Karama, a jugé utile de suggérer que Habib Bourguiba était aux ordres des Français. Effet garanti notamment au PDL, le Parti destourien libre, mené par Abir Moussi, ex-zélote de la dictature Ben Ali. Ses seize députés avaient posé devant eux un portrait de l’ex-président à vie. Le PDL était l’auteur de la précédente motion ayant précipité une séance plénière, le 3 juin dernier.
Un système parlementaire à bout de souffle
Sujet de la motion : « refus par le Parlement de l’ingérence étrangère en Libye et son opposition à la constitution d’une base logistique sur le territoire tunisien » ainsi qu’un dialogue sur « la diplomatie parlementaire en relation avec la situation en Libye ». Dossier qui relève à nouveau des prérogatives du président de la république. Dossier crucial pour la Tunisie qui souffre depuis 2011 de la guerre larvée chez son voisin et important partenaire commercial. Ils furent près de 800 000 Libyens à se réfugier en Tunisie cette année-là. Cette motion, également sans aucune valeur juridique, n’a pas obtenu la majorité. Mais le PDL comme Al Karama hier ont prouvé qu’ils menaient la danse au Bardo. Pour Selim Kharrat, « c’est de la perte de temps précieux en ces temps de crise et une énième tentative de détourner l’opinion des vrais sujets qui fâchent : la crise sociale et économique ». Les populistes se sont engouffrés dans les failles du système politique. « La machine institutionnelle est rouillée », explique Kharrat, « son architecture prévue par la Constitution de 2014, qui voulait éviter que le pouvoir soit accaparé par une seule partie, exige une bonne entente entre les trois présidents, ce qui est loin d’être le cas actuellement ». Il termine : « Les trois présidents sont soit en conflit, soit en posture défensive. » Un boulevard pour certains partis qui surfent sur l’humeur d’une partie de la population. Jeudi matin, ils n’étaient que sept députés présents à la commission de la Santé et des Affaires sociales. Ordre du jour : conséquences de la crise sanitaire, gouvernance des entreprises publiques.
Source: Le Point Afrique/Mis en : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée