Comment le jihadiste le plus recherché d’Afrique du Nord a-t-il pu traverser deux mille kilomètres de territoire algérien avant d’être tué par la France au Mali?
Les autorités algériennes ont longtemps gardé un silence remarqué sur la mort d’Abdelmalik Droukdel, le chef d’Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), tué le 3 juin par la France dans l’extrême nord du Mali, non loin de la frontière avec l’Algérie. Il a fallu attendre le 9 juin pour que le porte-parole de la présidence algérienne situe la disparition de Droukdel « dans le contexte » du « combat »de la « communauté internationale » contre le « terrorisme ». Il était évidemment délicat pour les militaires algériens de féliciter leurs homologues français pour l’élimination du plus redoutable des jihadistes algériens, traqué en vain depuis 27 ans en Algérie et condamné cinq fois à mort par contumace. Le régime algérien venait en effet de susciter une crise complètement artificielle avec Paris, en ordonnant le rappel de son ambassadeur, au motif de la diffusion sur des chaînes publiques de deux documentaires consacrés à la contestation algérienne.
DEUX MILLE KILOMETRES EN TERRITOIRE ALGERIEN
L’embarras des dirigeants algériens est cependant plus profond et tient à une série de questions pour le moins troublantes: comment Droukdel, à la tête d’un maquis jihadiste dans les montagnes de Kabylie depuis deux décennies, a-t-il bien pu traverser l’Algérie du nord au sud? comment l’ennemi public numéro un des forces algériennes de sécurité est-il parvenu à franchir les quelque deux mille kilomètres d’un tel trajet? comment a-t-il pu esquiver les barrages et les contrôles d’un territoire aussi quadrillé? de quelles complicités en termes de logistique et de transport a-t-il pu disposer pour accomplir une aussi longue traversée? comment, enfin, a-t-il pu franchir la frontière avec le Mali que l’armée algérienne est censée surveiller avec le plus grand soin pour justement éviter les infiltrations jihadistes sur son propre territoire?
On comprend mieux que l’Algérie officielle n’ait pas souhaité réagir à la mort de Droukdel, laissant toutes ces questions sans le moindre début de réponse. Il est en revanche certain que l’arrivée du chef d’AQMI au Mali s’inscrit dans une très longue histoire de transfert de jihadistes algériens vers ce pays, où ils ont largement contribué à développer les réseaux terroristes, avant de les étendre dans toute la région. Ce processus, accéléré en 2007 avec la fondation d’AQMI, reposait alors sur les deux commandants de Droukdel dans la région, Mokhtar Belmolkhtar et Abdelhamid Abou Zeid. Il est bien antérieur à la chute, en 2011, du régime de Kadhafi en Libye, à laquelle est trop souvent attribuée la naissance de la menace jihadiste au Sahel. Ces jihadistes algériens qui ont semé la terreur au Sahel y ont été éliminés par la France, Abou Zeid dès 2013, son successeur Yahia Abou al-Hammam en 2019, et tout récemment Droukdel, pour ne citer que les plus éminents.
LE PRECEDENT D’IYAD AG GHALI
Le mutisme des responsables algériens sur la mort de Droukdel relance les interrogations sur la protection dont bénéficierait le Malien Iyad Ag Ghali, le plus puissant jihadiste du Sahel, chef depuis 2017 de la coalition du « Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans » (GSIM/JNIM dans son sigle arabe), elle-même affiliée à Al-Qaida. Dans une enquête très documentée de juillet 2018, « Le Monde » révélait qu’Ag Ghali avait parfois été repéré en territoire algérien, soit auprès de sa famille à Tin Zaouatine, soit dans un hôpital de Tamanrasset (où il aurait d’ailleurs échappé à une tentative occidentale de « neutralisation »). De telles facilités, forcément inavouables, participeraient d’un pacte de non-agression et auraient effectivement permis de protéger le Sahara algérien des attaques jihadistes. Plus généralement, les autorités algériennes, qui avaient échoué en 2012 à parrainer un accord entre Ag Ghali et Bamako, miseraient sur une médiation cette fois réussie au nord du Mali, quitte à y légitimer les groupes jihadistes.
Les raisons qui ont poussé Droukdel à quitter son sanctuaire de Kabylie pour s’exposer au Mali demeurent également obscures. Le chef d’AQMI venait-il réaffirmer son autorité, jusque là plus symbolique qu’effective, face au leader opérationnel qu’est devenu Ag Ghali? Droukdel prétendait-il coordonner les hostilités désormais ouvertes entre la mouvance liée à Al-Qaida et l’Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS), la branche locale de Daech? Son élimination par la France, avec le soutien du renseignement américain, laisse en tout cas Ag Ghali en position de force à la tête du GSIM, ainsi que face à l’EIGS. En Algérie même, elle décapite des réseaux AQMI déjà très affaiblis, aussi bien en Kabylie que dans les zones d’Aïn Defla et de Sidi Bel Abbés. L’absence de successeur désigné à Droukdel illustre la profondeur de la crise dans laquelle la mort du chef d’AQMI a plongé ses partisans en Algérie. Ils n’en seront que plus vulnérables aux opérations de ratissage menées avec méthode par l’armée algérienne, ainsi qu’aux pressions multiformes en vue de déposer les armes.
L’élimination d’un très dangereux jihadiste algérien par la France au Mali pourrait ainsi avoir pour conséquence inattendue la décomposition des derniers maquis terroristes en Algérie. On saura bientôt si cette hypothèse peut ou non être validée.
Source: Le Monde Afrique/Mis en : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée