La liste noire de l’Union européenne s’attaque paradoxalement à des pays parmi les plus avancés du continent, au risque de les déstabiliser… Décryptage avec Régis Fagbemi, consultant en économie et finance, formateur à l’EEP d’Orléans et chargé de cours de finance au CNAM.
Relativement épargnée par le coronavirus sur le plan sanitaire, l’Afrique ne le sera pas sur le plan économique. Dépendant du secteur informel autant que des transferts d’argent de sa diaspora, le continent, en partie privé de ces deux ressources, s’apprête à connaître une crise sans précédent. Si la Banque mondiale voit dans la coopération pour aider l’Afrique un « impératif moral » de « l’intérêt de tous », l’Union européenne vient pourtant de lui infliger une difficulté supplémentaire, en publiant une liste noire des pays considérés comme « à haut risque » en matière de blanchiment d’argent comprenant cinq pays africains. A ce timing malheureux s’ajoute le sentiment d’une certaine lâcheté de Bruxelles, sa liste étant essentiellement composée de pays en développement, de peu de poids sur la scène internationale.
L’Afrique, durement frappée par la crise économique
« Le pire est à venir ». Voici la sombre prédiction de Mari Elka Pangestu, directrice générale de la Banque mondiale pour les politiques de développement et les partenariats, à propos des pays les plus pauvres. S’ils ont été relativement épargnés par la pandémie elle-même, ils seront en revanche très durement frappés par la crise économique à venir. La faute à une économie moins résiliente et largement tributaire des échanges commerciaux internationaux.
L’Afrique est particulièrement exposée en raison du poids du secteur informel dans son économie, représentant jusqu’aux trois quarts des emplois dans les capitales d’Afrique de l’Ouest. Une structure économique s’acclimatant mal aux mesures de distanciation sociale, mettant à l’arrêt l’activité des millions de vendeurs de rue, manutentionnaires ou petits artisans qui peuplent les mégapoles du continent. A défaut de mécanismes de protection sociale ou de stabilisation des revenus, ces travailleurs se voient dans l’impossibilité d’assurer leur subsistance au quotidien.
La crise impacte également les finances de la diaspora dont les transferts d’argent « représentaient, en 2019, un volume global de près de 550 milliards de dollars à l’échelle de l’ensemble du monde en développement », rappelle Flore Gubert, directrice de recherche au sein de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Une manne menacée par le Coronavirus, la majorité des membres de cette diaspora occupant des emplois peu qualifiés, dans des secteurs (les services à la personne, la restauration, le nettoyage, le tourisme, la construction, etc.) à l’arrêt durant plusieurs mois.
Face à ces difficultés, la Banque mondiale recommande la solidarité, ceci pour la simple raison que « les pays qui restent intégrés dans l’économie mondiale seront les mieux placés pour faire face efficacement à la crise et se relever plus rapidement ». A contre-courant de ces recommandations, l’Union européenne vient pourtant d’aggraver les difficultés de cinq pays africains – le Botswana, le Ghana, l’île Maurice, le Zimbabwe et l’Ouganda -, en les inscrivant sur une black list des pays « à risque » en matière de blanchiment d’argent.
L’Union européenne applique la double peine
Concrètement, cette mise à l’index devrait compliquer leur accès aux capitaux internationaux, les banques et autres institutions financières européennes étant tenues de contrôler de plus près leurs opérations dans ces pays. Elles seront donc incitées à se tourner vers d’autres pays n’imposant pas ces contraintes de « compliance » supplémentaires. Ceci au moment où ces pays ont plus que jamais besoin de ces financements.
C’est particulièrement vrai pour le Zimbabwe, au bord de l’effondrement économique. Dans un courrier envoyé au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale, Mthuli Ncube, ministre des Finances du pays, écrit que « l’économie du Zimbabwe pourrait se contracter de 15 % à 20 % en 2020, avec des conséquences sociales graves », alors que la moitié de la population souffre déjà d’insécurité alimentaire. Même inquiétude au Ghana, qui a vu ses prévisions de croissance passer de 4 % à 2 % en raison de la crise.
La liste noire de l’Union européenne s’attaque paradoxalement à des pays parmi les plus avancés du continent, au risque de les déstabiliser. Le Ghana, Maurice et le Botswana sont des démocraties régulièrement citées parmi les bons élèves africains, et se distinguent par leurs efforts en matière de bonne gouvernance. Il est d’autant plus surprenant que l’Union européenne ait choisi un moment aussi peu opportun pour les sanctionner sévèrement, sans leur laisser le temps de corriger leurs insuffisances ou même de se défendre. Bruxelles prend une fois de plus le risque d’être accusée de manquer de solidarité et de clairvoyance politique.
Source: La Tribune Afrique/Mis en : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée