Les virus font maintenant partie de notre vie et voyagent avec les mouvements de personnes et de biens. Prêcher l’intégration des marchés et fermer ses frontières, y compris avec ses propres partenaires dans le cadre d’unions économiques et politiques, relèverait donc d’improvisations très risquées pour le devenir de l’intégration économique régionale dans le monde.
Le débat autour de la question du « choix entre la santé ou l’économie » n’a jamais eu aucun sens. Ni sur le plan conceptuel, ni sur le plan logique, ni sur le plan opérationnel. Pourtant, il est récurrent dans la quasi-totalité des médias, en Occident et en Afrique. Un exemple de comment on peut être collectivement « hors sujet » et gaspiller de la précieuse puissance intellectuelle, pendant que les dégâts sanitaires et économiques du Covid-19 se propagent à travers le monde, sans beaucoup de propositions de solutions crédibles, réalisables et durables.
Tout bloquer en confinant toute une économie de manière autoritaire n’est pas vraiment comprendre qu’une économie est une universalité de rationalités interdépendantes et en dynamique ; qu’elle peut se reformater, se recalibrer et se réorienter tant qu’elle peut bouger. Par contre, aucune économie durablement plongée dans un coma profond qui bloque ses fonctions et coupe les interconnexions entre ses organes vitaux, ne peut se relever facilement et rapidement. Elle risque même de porter longtemps les stigmates de sa mégestion, simplement parce qu’aucune action prolongée ne peut laisser des structures socio-économiques invariantes.
Les nouvelles structures qui naissent de cette situation peuvent même devenir prégnantes et résister aux changements les mieux intentionnés et les plus désirables. Et ce, pour la simple raison que contrairement à ce qui se passe en médecine (où le coma artificiel permet de préserver des fonctions vitales, en ne les exposant pas aux effets induits d’affections qui peuvent détruire les défenses immunitaires de certaines cellules), en économie, des fonctions ne meurent que lorsqu’elles ne sont pas normalement et régulièrement exercées. Elles peuvent perdre de leurs utilité et pertinence dans un système qui change de rationalité pour finir par disparaître dans une logique darwinienne.
L’économie pourrait alors se réinventer elle-même pour survivre, comme le démontre le développement du secteur informel en Afrique, qui y représente aujourd’hui entre 70 et 90% de la production des biens et services. Parce que les populations doivent survivre à tout prix, faisant perdre aux gouvernements des bureaucrates orthodoxes et à leurs bailleurs institutionnels, les moyens de comprendre les méandres de l’économie informelle et de la contrôler, d’où l’inefficacité criarde de leurs outils d’analyse et d’intervention conventionnels.
Travailler simultanément sur les deux tableaux
Choisir entre la santé et l’économie ne peut donc pas se faire en termes de jeux à somme nulle, où l’une est gagnante et l’autre perdante. Il faut plutôt travailler simultanément sur les deux tableaux, dans le cadre de choix décisionnels en situation d’incertitudes. C’est un métier qui s’apprend et s’exerce, comme cela se fait dans les entreprises performantes.
Il est vrai qu’avec le niveau de nos connaissances actuelles qui démontrent tous les jours que tout ce que nous savons du Covid-19, c’est que nous n’en savons vraiment pas grand-chose, les décisions de riposte qui ont été généralement prises dans le monde occidental au début de la pandémie, ne l’auraient certainement pas été maintenant. Certaines de ces mesures ont été malheureusement recopiées et répliquées sans discernement, dans certains pays d’Afrique, alors que leurs contextes sont radicalement différents. Mais il est tout de même heureux de constater que la réflexion s’est installée dans beaucoup de pays africains, ce qui a amené certains de leurs dirigeants à changer de stratégies pour apprendre à vivre avec le Covid-19. Il ne s’agit pas du tout se rendre à la fatalité de la pandémie; mais plutôt de gouverner avec des informations nouvelles, de nouveaux paramètres et, l’identification et l’utilisation de leviers plus pertinents par rapport aux contextes socio-économiques de référence.
Il faut quand même admettre que certains pays africains l’avaient compris beaucoup plus précocement. D’autres essaient maintenant de rattraper leurs erreurs de perception et de stratégies, en décidant d’investir une bonne partie de leurs ressources financières fournies par les institutions multilatérales, dans la reconstruction de leurs économies. Cette dernière approche est beaucoup plus responsable que de consacrer toute ressource à colmater certaines brèches ouvertes par la pandémie, comme s’il s’agissait de remplir des paniers percés. Mais il faut cependant penser à ne pas « relancer » les économies africaines sur les mêmes bases d’avant Covid-19. Ce serait de l’incurie terriblement suicidaire !
Déjà début Mars 2020, depuis les premiers signes de l’éclosion de ce qui deviendra une pandémie, nous avions écrit et largement publié, que l’Afrique pourrait très bien combattre le Covid-19 et ses effets; que ceux qui lui prédisaient des millions de morts ne comprennent rien de sa socio-économie et de ses comportements socio-culturels; qu’ils font simplement du « copié-collé » dans des logiques de comportements robotisés par des institutions dévoyées mais dominantes et qui avaient déjà contribué à fabriquer de la pauvreté en Afrique. Nous étions même allés plus loin en montrant comment le Covid-19 pourrait être une chance pour l’Afrique.
Il sied de noter que même en Occident, ce sont souvent des bureaucrates anonymes qui, par le truchement des politiciens, dictent leurs conduites aux vrais experts qui en savent beaucoup plus qu’eux dans tous les secteurs de l’activité économique et sociale. De plus, dans les institutions multilatérales, c’est cette même caste de fonctionnaires qui a fait appliquer les mêmes recettes à tous les pays, comme si elle ne connaissait rien de la notion mathématique élémentaire de « domaine de définition ». Faisant de la sorte, elle est même capable de monter et financer des projets supposés faire passer un train avec ses rails sur des cours d’eau, sans construire de ponts. C’est ainsi qu’elle a financé l’achat de locomotives ferroviaires en Afrique, sans s’assurer de leur compatibilité avec les écartements des rails des réseaux existants. Et pourtant, ce genre de projets passe tous les systèmes de contrôle pour être approuvé par des conseils d’administration et célébré en grande pompe. Ceci parce que les superviseurs ne font que cocher des cases en respectant des procédures pour être conformes avec des systèmes de suivi, sans s’interroger sur la cohérence et la pertinence des interventions proposées. C’est pourquoi nombre de ces projets finissent par être des échecs y compris avec des dégâts humains importants, le tout restant souvent dans le confidentiel institutionnel de la loi du silence.
Revenir à l’état-stratège pour mieux gouverner
En fait, comme je l’écrivais, les bureaucrates qui ne savent faire que cocher des cases et pousser des documents dans leurs systèmes, n’ont jamais compris que la propagation du Covid-19 allait commencer par suivre les routes de la soie qui lient des parties bien précises de la Chine à certaines parties du reste du monde. Ils n’ont souvent pas essayé de comprendre la nature et les effets des mouvements pendulaires, vecteurs de virus, afin de les intégrer dans des stratégies mixtes de riposte contre le Covid-19 par les quatre groupes d’intervention suivants : la décentralisation des interventions vers les foyers de contamination ; le confinement stratégique, donc sélectif; le dé-confinement économique en fonction des résultats obtenus sur les chaînes de contamination et les foyers épidémiques ; la relance des économies sur des bases qui corrigent les vulnérabilités structurelles exposées par la contamination économique globale du Covid-19.
Certains pays d’Europe et d’Asie ont procédé de la sorte avec succès. Dans leurs cas, on peut parler de « relance » parce qu’ils continuent de réorienter et/ou corriger leurs bases économiques tout en continuant de travailler. Cependant, leur problème majeur restera celui de l’accès aux marchés des pays-partenaires qui auront étouffé leurs économies nationales avec des perspectives d’endettement insoutenable qui vont alimenter des crises économiques, financières et monétaires globales. Par contre, les pays qui ont mis leurs économies en « jachère » pourront difficilement les « relancer » sur les mêmes bases que celles d’avant la pandémie. Dans leurs cas, il faudrait alors plutôt parler de « reconstruction ». La nuance revêt une importance conceptuelle à portée opérationnelle. Parce qu’elle est déterminante de la pertinence des politiques économiques à venir.
Il faut savoir que les virus font maintenant partie de notre vie et voyagent avec les mouvements de personnes et de biens. Donc prêcher l’intégration des marchés et fermer ses frontières y compris avec ses propres partenaires, dans le cadre d’unions économiques et politiques, relèverait d’improvisations très risquées pour le devenir de l’intégration économique régionale dans le monde. Les virus pouvant cohabiter longtemps avec nous, il nous faut plutôt rebâtir nos économies tout en combattant leurs effets de contamination sanitaire et économique. Pour cela, il faudrait que ceux qui ne peuvent faire que des choses simples avec des ressources publiques qu’ils détiennent en exclusivité, cessent de simplifier des réalités complexes pour les adapter à leurs outils conceptuels somme toute limités. Sinon, ils pourraient entraîner des politiciens à prendre des décisions successives qui se contredisent et créent de la panique au niveau des populations. Pire, ils pourraient faire que des politiciens se décrédibilisent aux yeux de leurs administrés, ce qui pousserait ces derniers à ne même plus croire aux mesures de prévention édictées par la puissance publique.
Il faut plutôt revenir à l’état-stratège pour mieux gouverner, c’est à dire gérer des contradictions permanentes, au lieu d’administrer les conséquences de chocs qui ne peuvent d’ailleurs pas être gérés en l’absence de structures de veille qui permettent de détecter, évaluer et mitiger les risques inhérents à tout modèle de développement bien compris et non subi. Il nous faut donc vite revenir aux stratégies de développement, pas uniquement en Afrique, mais aussi dans le monde occidental.
*Dr. Papa Demba Thiam est économiste international, entrepreneur-conseil, expert en développement industriel intégré par les chaînes de valeurs et spécialiste en intégration économique régionale.
Source : La Tribune Afrique /Mis en ligne :Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée