L’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia avoue avoir reçu des lingots d’or en cadeau de la part d’émirs du Golfe, qu’il a revendus au marché noir.
La fièvre de l’or s’est emparée de l’Algérie. Elle n’a pas été provoquée par les nouveaux encouragements du gouvernement à aller prospecter de l’or dans l’extrême sud algérien, mais par l’incroyable aveu, devant les juges, d’un ancien Premier ministre de l’ère Bouteflika.
Poursuivi et déjà condamné à quinze ans de prison pour, notamment, « octroi d’indus privilèges », « abus de fonction », « conflits d’intérêts » et « blanchiment d’argent », l’ex-Premier ministre et ancien directeur de cabinet du président déchu, Ahmed Ouyahia, repassait samedi dernier devant le tribunal à Alger pour une énième affaire, celle des constructeurs automobiles.
Ce procès implique de hauts cadres de l’État et des oligarques qui se sont lancés dans le montage d’automobile grâce, reproche la justice, à leurs accointances avec des responsables politiques.
Soixante lingots d’or
Lors de ce procès, qui abordait aussi l’affaire du financement occulte de la campagne électorale de la présidentielle avortée d’avril 2019, samedi 9 janvier, Ahmed Ouyahia fait une révélation fracassante sur l’origine de ses fonds privés.
Le juge veut connaître l’origine de la fortune de l’ex-Premier ministre entreposée dans ses comptes en Algérie, quelque 700 millions de dinars (environ 4,3 millions d’euros). Niant que cet argent provienne de la corruption et des oligarques, Ahmed Ouyahia s’était, dans un procès précédent, contenté de parler de « cadeaux d’amis ».
Mais ce samedi, changement de ligne de défense.
Ouyahia avoue : « Durant les périodes de chasse organisées par la Présidence, j’ai reçu ces cadeaux comme le reste des responsables […] Ils nous ont offert [entre 2014 et 2018] plus de 60 lingots d’or. » Il parlait des émirs du Golfe qui venaient, depuis le début des années 2000, chasser dans le désert algérien l’outarde et la gazelle, des espèces protégées en Algérie !
Le juge n’est pas au bout de sa surprise. Ouyahia poursuit en affirmant que, puisque la Banque d’Algérie (banque centrale) a refusé de le lui acheter, il a écoulé ses lingots d’or… au marché noir, récoltant la somme de 350 millions de dinars (soit 2,1 millions d’euros) qu’il a placée sur ses comptes privés.
L’ex-Premier ministre explique ensuite au juge « son silence, lors des deux premiers procès, sur ces dons gracieux, par le souci de ne pas créer de frictions diplomatiques avec les pays du Golfe concernés par ses révélations ».
Sur les réseaux sociaux, dans la rue algéroise et dans les médias, ces révélations ont l’effet d’une bombe et l’ancien responsable, rebaptisé « Or-Yahia » par des internautes, subi les foudres d’une opinion profondément choquée par les agissements de toute une caste de responsables.
D’autres responsables impliqués
« Ce que Ouyahia vient de déclarer va davantage éclairer notre lanterne. Cela va nous conforter dans l’idée que le pays était effectivement dirigé par des brigands qui étaient les vrais maîtres du marché noir, quasi officiel, de l’or et des devises étrangères », commente le politologue Mohamed Hennad.
En effet, ces aveux ont aussi ciblé d’autres hauts cadres de l’État puisque Ouyahia dit avoir reçu ces « cadeaux » comme « les autres responsables ». Qui ?
El Watan en cite quelques-uns : « En premier lieu, le président déchu, Abdelaziz Bouteflika, qui a autorisé les dignitaires des monarchies du Golfe à chasser l’outarde et la gazelle, des espèces protégées par la loi et donc interdites à la capture. […] Le chef de l’exécutif, alors Abdelmalek Sellal, mais aussi de nombreux cadres de la présidence, des ministres, de hauts responsables de l’armée, tous impliqués dans la logistique de ces opérations de braconnage organisé et parmi lesquels certains sont toujours en poste. »
Pour le spécialiste de l’environnement du même quotidien, Slim Sadki, la « fortune » en or d’Ouyahia est « un trésor amassé sur un massacre qui s’est déroulé pendant vingt ans loin des yeux, malgré les alertes des citoyens relayés dans la presse […] Un massacre presque semblable à celui des bisons d’Amériques […] ou celui des éléphants et des rhinocéros pour les sous que cela rapporte ».
Ce braconnage n’aurait pas été possible sans les profondes amitiés de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika avec les émirs du Golfe. Pour rappel, il s’était offert, dans les années 1980, un exil doré aux Émirats arabes unis, tous frais payés par son proche ami l’émir Zayed ben Sultan al-Nahyan.
Une stratégie de chantage ?
Mais au-delà de l’indignation et du tollé général, la question qui se pose est la suivante : est-ce que la justice va se pencher sur cette nouvelle affaire ? En effet, la loi contre la corruption punit tout responsable de l’État qui « accepte directement ou indirectement d’une personne un cadeau ou tout avantage indu susceptible de pouvoir influencer le traitement d’une procédure ou d’une transaction liée à ses fonctions », rappelle El Watan.
Pour le site d’information Twala, Ouyahia semble avoir misé sur le caractère flou de cette disposition : il a reçu des « cadeaux », oui, mais pas pour « influencer le traitement d’une procédure ou d’une transaction liée à ses fonctions ».
Mais cette prise de risque afin de changer de ligne de défense, justifiant ses fonds bancaires tout en tentant de prendre ses distances avec les oligarques incriminés, a provoqué une telle onde de choc dans l’opinion qu’elle pourrait compliquer les affaires d’Ouyahia.
D’autres observateurs évoquent une autre lecture de la stratégie de défense de l’ex-Premier ministre : en parlant du fait que d’autres responsables aient reçu eux aussi ces fameux lingots d’or, Ouyahia ne fait-il pas du chantage à de hauts cadres de l’État (anciens ou en exercice), non encore inquiétés par la justice, afin d’améliorer son sort ?
Source : Le Point Afrique/Mis en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée