La semaine passée a durement souligné l’ampleur des problèmes de corruption en Afrique du Sud. Alors que le pays était en partie plongé dans le noir en raison d’une nouvelle vague de coupures de courant rappelant la faillite techniqued’Eskom, la compagnie nationale d’électricité ruinée par une corruption massive, mercredi 3 juin, Andy Mothibi, le chef de l’unité d’enquêtes spéciales (SIU) chargée de lutter contre les détournements de fonds, révélait que 14,3 milliards de rands (870 millions d’euros) de contrats liés à la lutte contre le Covid-19 font actuellement l’objet d’enquêtes. Sonder le dernier rapport de cette cellule d’investigation civile qui passe au crible plus de 4 000 contrats est une expérience vertigineuse.
Au total, 11 % des sommes allouées à la lutte contre la pandémie sont concernées. Dans la province de Johannesburg, 430 millions de rands (26 millions d’euros) ont ainsi été dépensés dans des fumigations inutiles contre la propagation du virus.Sont également mentionnés ces 300 millions de rands censés financer la construction de 1 800 abris temporaires dont seuls 279 ont été édifiés, ou encore ces près de 10 millions de rands consacrés à l’achat de masques destinés à des établissements scolaires qui n’en ont jamais vu la couleur.
D’une manière générale, la possibilité, au bénéfice de la crise, d’attribuer des contrats publics par le biais de procédures d’urgence a mené à un « effondrement total » des garde-fous qui permettent en temps normal d’assurer un minimum de contrôle, note le rapport des enquêteurs. Souvent, les autorités concernées n’ont même pas tenté de négocier lesprixde biens de qualité parfois douteuse facturés jusqu’à cinq fois leurcoût. Dans la province du Mpumalanga, des masques de protectionN95 inutilisables ont ainsi été achetés pour une valeur de 18 millions de rands, soit deux fois plus cher que le prix du marché, avant d’être renvoyés.
Le ministre de la santé dans la tourmente
Si les sommes évoquées sont astronomiques, les enquêtes consacrées aux détournements de fonds liés au Covid-19 ne représentent qu’une petite partie des investigations menées par la SIU, qui portent sur près de 130 milliards de rands. Elles sont pourtant la priorité absolue de la cellule pour une raison simple : c’est la première fois que la corruption se manifeste de façon si évidente et systémique, a confié le chef de la section d’enquête, Andy Mothibi, au cours de sa présentation devant le comité parlementaire chargé de veiller sur les comptes publics.
Parmi ces affaires emblématiques, le coup de grâce est venu de là où ne l’attendait pas. Star de la lutte contre la pandémie, le ministre de la santé, Zweli Mkhize, est à son tour dans la tourmente. Médecin de formation, parfois comparé au docteur Anthony Fauci, le très populaire immunologue américain et membre de la cellule de crise de la Maison Blanche sur le Covid-19, il s’était imposé dès le début de la crise sanitaire, en mars 2020, par ses allocutions posées et son apparente maîtrise du sujet.
En août 2020, alors que de premiers scandales éclaboussaient de hauts responsables de la province de Johannesburg, Zweli Mkhize avait condamné les dérives avec sévérité, assurant, comme le président, Cyril Ramaphosa, qu’il n’y avait « pas de place pour la corruption » dans le combat contre le Covid-19. Le voilà désormais accusé d’avoir bénéficié des retombées de 150 millions de rands de contrats octroyés par son ministère à une obscure société contrôlée par deux de ses anciennes collaboratrices.
« Dépenses inutiles »
Accusée de surfacturation grossière, Digital Vibes, c’est le nom de la compagnie, aurait notammentfait payer 3,6 millions de rands au département de la santé pour organiser une intervention du ministre sur une chaîne télévisée. « Depuis quand cela coûte [autant] de se connecter sur Zoom ? », s’est indigné sur les réseaux sociaux Mmusi Maimane, l’ancien leader de l’Alliance démocratique, le principal parti d’opposition.
Ces informations choquent d’autant plus qu’au moins une partie des tâches facturées par la compagnie sont normalement dévolues au service de communication du ministère.
Après avoir nié tout conflit d’intérêts pendant de longues semaines, le ministère de la santé a finalement admis, le 26 mai, que les contrats étaient entachés d’irrégularités et qu’une partie des sommes constituait des « dépenses inutiles ». Dans le même temps, le ministre assurait qu’il n’avait pas personnellement bénéficié de ces contrats.
Mais deux jours plus tard, le Daily Maverick, un site d’investigation sud-africain à l’origine des premières révélations, assurait que la société avait réglé des travaux de maintenance dans une propriété appartenant à la famille du ministre. Elle aurait également versé « au moins 300 000 rands » à une société détenue par son fils, qui s’est également vu offrir un de ces pick-up tout-terrain dont sont friands les Sud-Africains.
Allégations « dérangeantes »
Sommé de s’expliquer devant le comité parlementaire chargé des questions de santé, vendredi 4 juin, le ministre de la santé en a fait l’impasse, sur les conseils de ses avocats, alors qu’une enquête criminelle est désormaisouverte. A sa place, les parlementaires ont pu entendre le directeur général du ministère de la santé, le docteur Sandile Buthelezi, expliquer qu’il ne dirait rien, compte tenu du risque que ses propos soient retenus contre lui dans le cadre de l’enquête.
Alors que les appels à la démission se multiplient, le président Cyril Ramaphosa estime les allégations « sérieuses » et « dérangeantes ». Il a promis que l’affaire ne serait pas « mise sous le tapis » mais a indiqué attendre les résultats de l’enquête menée par l’unité d’enquêtes spéciales, prévus fin juin, avant de prendre des mesures. Un mois après avoir obtenu de haute lutte la suspension d’Ace Magashule, le secrétaire général du Congrès national africain, le parti au pouvoir,accusé de corruption, le président élu sur la promesse d’une « aube nouvelle » est de nouveau sous pression.
Ces dernières révélations ont fait les gros titres et heurté l’opinion dans un pays qui paie un lourd tribut, économique et sanitaire, à l’épidémie de coronavirus. L’agence statistique sud-africaine a ainsi dévoilé, le 1er juin, un niveau de chômage record. Entre janvier et mars, 32,6 % des 15-64 ans étaient sans emploi, soit près d’un tiers de la population active. Premiers touchés, près des trois quarts des 15-24 ans sont au chômage.
Et l’Afrique du Sud n’en a pas terminé avec la pandémie. Fin mai, Cyril Ramaphosa a annoncé de nouvelles restrictions pour parer au risque d’une troisième vague, jugée imminente. L’Afrique du Sud est officiellement le pays le plus touché du continent, avec 1,69 million de cas recensés pourprès de 57 000décès.
Source : Le Monde Afrique/Mis en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée