Une relation de grand frère à petit frère. Le maréchal égyptien Abdel Fattah al-Sissi, 66 ans, jouerait le rôle de l’aîné et le général soudanais Abdel Fattah al-Burhane, 61 ans, celui du cadet. C’est en ces termes que Suliman Baldo, conseiller politique soudanais au sein de l’organisation The Sentry (« La Sentinelle »), décrit le lien unissant les deux militaires putschistes. Le premier a renversé le président Mohamed Morsi en 2013, le second a dissous le gouvernement de transition d’Abdallah Hamdok le 25 octobre dernier. Or, cette infraction au document de transition signé en août 2019 semble avoir été validée, si ce n’est orchestrée, par Abdel Fattah al-Sissi. Après plusieurs jours de rumeurs, le Wall Street Journal a en effet confirmé, le 4 novembre, qu’Abdel Fattah al-Burhane s’est rendu au Caire la veille de son coup d’État. « Le chef des services de renseignements égyptiens, Abbas Kamel, est venu deux fois rencontrer le général al-Burhane dans les deux semaines qui ont précédé le putsch », ajoute Bazara Ali, le chef de cabinet de la ministre des Affaires étrangères – qui continue à être reconnue comme telle par la communauté internationale malgré le renversement du gouvernement. « L’Égypte a donné son feu vert et fait relever le Premier ministre, résume Suliman Baldo. Les services de renseignements égyptiens, qui gèrent les dossiers liés au Soudan à la place du ministère des Affaires étrangères, sont très impliqués dans tout ce qu’il se passe dans le pays », poursuit le chercheur.
Des militaires pressés par le temps
Comme pour prouver cette thèse et donner raison de surcroît aux manifestants soudanais prodémocratie qui décelaient, dès le 25 octobre, l’ombre d’Abdel Fattah al-Sissi, ce dernier a refusé de parapher la déclaration commune du 3 novembre condamnant le putsch. Même les Émirats unis et l’Arabie saoudite, pourtant réputés hostiles à la transition démocratique soudanaise, ont apposé leur signature à côté de celles des États-Unis et du Royaume-Uni. « Les militaires devaient confier les rênes du Conseil souverain aux civils prochainement. Les poursuites de la Cour pénale internationale constituaient par ailleurs une menace ainsi que les décisions du comité de démantèlement de l’ancien régime. Ils ont donc probablement estimé, au vu de ces facteurs et d’autres éléments, que c’était le moment pour perpétrer leur coup d’État, pour lequel ils ont probablement reçu l’accord et le soutien du général al-Sissi », détaille Nada Wanni, consultante et chercheuse indépendante spécialiste du Soudan.
Un gage de stabilité pour l’Égypte
Non seulement les deux chefs de guerre affichent des objectifs communs, aspirant tous deux à « maintenir la prééminence militaire et empêcher la transition démocratique », synthétise Yezid Sayigh, chercheur spécialiste des forces armées arabes au Carnegie Middle East Center. Le président égyptien semble, surtout, vouloir s’offrir un gage de stabilité en prolongeant le pouvoir militaire, déjà en place pendant les trente années de dictature d’Omar el-Béchir, renversé le 11 avril 2019. « Au Soudan, les politiques civils ne parviennent jamais à se mettre d’accord », reconnaît l’analyste politique soudanais Jihad Mashamoun. Une réalité qui a d’ailleurs servi de prétexte au général putschiste pour dissoudre le gouvernement qui travaillait jusque-là avec une coalition de partis incapable de se mettre d’accord pour former un Conseil législatif.
Manon Laroche, doctorante en Sciences politiques basée en Égypte, confirme la volonté de l’homme fort du Caire d’assurer « une continuité dans les dossiers régionaux en cours, et notamment autour de la question du GERD [barrage de la Renaissance éthiopien, NDLR] où les intérêts d’al-Burhane et d’Al-Sissi sont similaires. » Il en est de même, d’après son confrère Suliman Baldo, concernant le triangle frontalier de Halayeb, administré par l’Égypte et revendiqué par les civils soudanais. Mais, selon ce conseiller politique, c’est avant tout ses lucratifs marchés qu’Al-Sissi entend sauver en donnant sa bénédiction au retour de l’armée à la tête du Soudan.
Le Caire pourrait s’éclipser en cas de faillite
« L’Égypte exporte les biens soudanais qu’elle ne produit pas tels la gomme arabique, le sésame, le bétail… L’armée soudanaise représente son principal partenaire commercial. Elle s’est elle-même inspirée des soldats égyptiens pour investir largement dans les secteurs de la production et du commerce », précise Suliman Baldo. Le régime de Sissi ne paraît pas, pour autant, prêt à mettre la main à la poche pour sauver ses alliés en cas de faillite. « Le coup d’État s’avère très désorganisé, observe le chercheur.
Au bout de deux semaines, le général al-Burhane n’arrive toujours pas à nommer un gouvernement parce qu’aucune personnalité d’une quelconque crédibilité ne va accepter de coopérer avec les militaires. L’Égypte va suivre son propre intérêt et finira sans doute par les lâcher. Elle n’a pas, dans tous les cas, les moyens de soutenir le Soudan sur le long terme. »
Enfin, contrairement à son frère imaginaire, le général soudanais, qui a fait ses armes en Égypte comme la plupart des soldats soudanais gradés, ne dispose pas d’une solide base au sein de sa propre nation – en dépit de la tentative de prouver le contraire en installant un sit-in devant le Palais républicain la semaine précédant le putsch. « L’opposition civile soudanaise se montre mobilisée, active et elle bénéficie d’un large soutien.
Ce qui fait défaut à l’armée, contrairement à l’Égypte en 2013 où le soutien à l’armée se révélait beaucoup plus massif et où l’opposition civile restante, c’est-à-dire n’incluant ni les partisans de l’armée ni les partisans des Frères musulmans, était devenue marginale », conclut Yezid Sayigh, le spécialiste des forces armées arabes. Le 30 octobre, des centaines de milliers de Soudanais ont défilé dans les rues du pays pour s’opposer à la confiscation du pouvoir. Les révolutionnaires comptent renouveler l’offensive ce samedi 13 novembre.
Source: Le Point Afrique/ Mis en ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée