Adoptés mardi, les amendements de la loi électorale en vigueur en Tunisie, visant à barrer la route de la présidentielle à des personnalités publiques telles que le magnat des médias Nabil Karoui, ont provoqué de vives réactions dans le pays.
L’adoption par le Parlement tunisien, le 18 juin, de plusieurs amendements controversés modifiant le code électoral, à quelques mois des législatives et de la présidentielle prévues fin 2019, a provoqué une tempête politique et un certain malaise dans le pays.
Le texte voté par les députés pose de nouvelles conditions très ciblées aux éventuels candidats, notamment les personnalités publiques issues du monde médiatique et du réseau associatif qualifiés de « partis de fait ». Pour pouvoir se présenter devant les électeurs, les prétendants au palais de Carthage ne doivent pas avoir distribué d’aide directe à des citoyens, ni bénéficié de fonds étrangers ou de publicité politique durant les 12 mois précédant la tenue d’une élection, ou encore ne pas avoir d’antécédents judiciaires.
« Pour une partie de la société civile et certains membres de l’opposition, ces amendements arrivent bien trop tard et sont le résultat de tentatives de manipulation du jeu électoral », rapporte Lilia Blaise, correspondante de France 24 à Tunis.
« Cela nous rappelle les méthodes du régime Ben Ali »
Proposé par le gouvernement, ce nouveau texte a pour but notamment – et c’est un secret de polichinelle en Tunisie – de barrer la route au magnat de la communication et des médias Nabil Karoui, qui a déjà annoncé sa candidature à la présidentielle le 27 mai, et à la femme d’affaires et mécène Olfa Terras Rambourg, qui ne s’est pas encore officiellement déclarée.
« Cette série d’amendements semblent être taillée sur mesure pour éliminer certains candidats politiques, qui sont montés en puissance dans les sondages ces derniers temps, confie à France 24 Lamine Benghazi, chef de projet au sein de l’ONG Al Bawsala, observatoire de la vie politique tunisienne. En tant qu’acteurs de la société civile, nous sommes très inquiets par rapport à cette question. »
Un avis que partage Imad Daïmi, député du parti Al-Irada, qui fait partie des rares élus qui ont voté contre le texte (128 voix pour, 14 absentions et 30 contre). « Nous avons voté contre ces amendements car nous considérons qu’il ne faut pas bidouiller et manipuler la loi électorale quelques semaines avant les élections, explique-t-il à France 24. Cela nous rappelle les méthodes du régime Ben Ali visant à exclure tel ou tel candidat en changeant les conditions de candidature. » Depuis le vote, plusieurs députés ont annoncé leur volonté de saisir l’instance en charge de juger la constitutionnalité des lois.
De son côté, le gouvernement assure que sa démarche visait à protéger la démocratie. Iyed Dahmani, ministre et porte-parole du gouvernement, a ainsi expliqué qu’il s’agissait de garantir l’égalité des chances entre les indépendants et les partis traditionnels.
« Nous avons été, nous sommes et nous serons toujours contre toute forme d’exclusion, mais en même temps nous sommes contre ceux qui profitent des défaillances de la loi et qui par conséquent nuisent aux candidats qui respectent les règles électorales », a précisé à France 24 Amer Larayedh, député du parti islamiste Ennahda, partenaire de la coalition gouvernementale.
« Le système s’est suicidé », annonce Nabil Karoui
Dans la rue, les Tunisiens sont partagés sur la question. Certains dénoncent une tentative de manipulation destinée à protéger les équilibres politiques actuels alors qu’un climat de « dégagisme » menacerait les formations traditionnelles, en recul dans les sondages. Un mouvement déjà constaté lors des municipales de mai 2018. D’autres veulent juste que tous les candidats soient égaux devant la loi et bénéficient des mêmes moyens pour faire campagne, regrettant que certains mènent « des activités politiques sous couvert de leurs associations ».
Placé en tête des intentions de vote dans le dernier sondage Sigma Conseil pour l’élection présidentielle de novembre, loin devant le chef du gouvernement Youssef Chahed, Nabil Karoui, cofondateur de la chaîne de télévision Nessma TV, est la principale cible de la classe politique tunisienne.
Ses détracteurs, qui le surnomment « le Berlusconi du Maghreb » [l’ancien président du Conseil italien est un des actionnaires minoritaires de sa chaîne Nessma TV, NDLR], le taxent de populisme. Ils l’accusent notamment d’instrumentaliser politiquement et médiatiquement ses opérations de charité dans les régions défavorisées du pays (distribution de denrées, soins médicaux, produits de première nécessité), qui sont relayées quotidiennement sur sa chaîne de télévision.
L’instance de l’audiovisuel tunisienne avait estimé, en avril, que son média était devenu « un outil de propagande et de désinformation », et des policiers avaient fait irruption au siège de Nessma TV en raison d’accusations de violation des règles de diffusion.
Reconverti dans l’action caritative depuis le décès, il y a trois ans, de son fils Khalil, qui a donné son nom à son association « Khalil Tounes », Nabil Karoui, 55 ans, est une personnalité aussi décriée par ses adversaires que louée par ses admirateurs. « Je suis certainement populaire, vu les sondages, mais je ne suis pas populiste », a-t-il coutume de répliquer, tout en comparant son engagement humanitaire à celui de mère Teresa.
Après l’adoption des amendements, il a refusé de jeter l’éponge. « Le système s’est suicidé. Nous allons continuer le combat et triompher », a-t-il tweeté.
La veille, il avait adressé une lettre publique aux députés afin de les convaincre de ne pas modifier le code électoral. « Ce projet n’a d’autre finalité que de m’exclure avec d’autres candidats de la participation aux prochaines élections », a-t-il plaidé, en dénonçant un projet « immoral bafouant normes et valeurs internationales ».
De son côté, le mouvement Aïch Tounsi initié par la mécène Olfa Terras Rambourg, elle aussi accusée d’instrumentaliser ses activités caritatives ainsi que les actions culturelles de sa fondation pour son agenda politique, a également réagi. Dans un communiqué publié sur sa page Facebook, Aïch Tounsi a regretté « une journée noire dans l’histoire de la Tunisie », expliquant que les partis politiques savaient qu’ils « allaient perdre les élections (…) et voyaient la confiance des Tunisiens se détourner vers les nouveaux mouvements pour lesquels ils allaient voter ».
Source:France 24/Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée