Les objectifs prioritaires d’une diplomatie plus offensive doivent être d’assurer la sécurité nationale du pays, de soutenir le développement économique et social et permettre l’amorce de la sortie de crise et de contribuer, à moyen terme, à l’émergence de la Tunisie sur la scène internationale…
Le monde d’aujourd’hui est caractérisé par une nouvelle fluidité bousculant l’ensemble des repères traditionnels. Loin de la fin de l’Histoire prônée par Fukuyama, nous assistons à une accélération de l’histoire. Ce monde en transition, chaotique et dérégulé sur le plan stratégique est marqué par une instabilité et une imprévisibilité accrues générant des risques de conflits et d’escalade élevés [1]ainsi que de nouvelles opportunités qu’il convient d’être en mesure de saisir. Une secousse, même lointaine, ne peut plus être ignorée par les autorités tunisiennes.
En effet, encore fragiles et exposés sur le plan intérieur, les acquis tunisiens sont directement menacés par un environnement géopolitique tourmenté, déphasé, fragmenté, voire hostile, amplifiant les vulnérabilités intérieures.Une double dynamique représente un risque majeur relativement au processus démocratique : d’une part, le voisinage maghrébo-sahélien, durablement déstabilisé, projette un large spectre de menaces susceptibles d’amplifier les risques menaçant le processus démocratique. Le chaos libyen à l’Est combiné à une éventuelle déstabilisation de l’Algérie à l’Ouest dans le cadre d’une succession non maîtrisée exposerait la Tunisie à une situation à la libanaise donnant de la résonnance aux lignes de fractures intérieures menaçant la cohésion nationale du pays. D’autre part,l’ancrage en Tunisie de la première société arabe démocratique propulserait le pays au rang d’Etat pivot dans la géopolitique du Maghreb et du monde arabe. L’accession à la communauté des Etats démocratiques, une fois consolidée, lui confèrerait une responsabilité nouvelle tout en l’exposant à des stratégies malveillantes d’acteurs étatiques et non-étatiques hostiles à la réussite de la transition démocratique.
Ces évolutions posent la problématique de la cohérence d’ensemble de notre posture stratégique et de l’adéquation des moyens.La nouvelle diplomatie tunisienne, tout en préservant les acquis, devra faire preuve d’audace. Fondée sur le pragmatisme et le réalisme, elle visera en priorité la défense des intérêts stratégiques nationaux. Agile, souple, elle devra, tout en maintenant un fort ancrage à l’Europe et à la réassurance américaine, jouer progressivement la carte de la multipolarité. A l’image d’un joueur, des cartes, ne serait-ce qu’en termes de marge de manœuvre dans le cadre de négociations avec nos partenaires traditionnels, doivent être ajoutées à notre jeu. Dans ce cadre, encore faut-il développer une vision, voir loin et faire preuve d’audace
A titre illustratif, comment insérer habilement la Tunisie dans le vaste projet déployé par la Chine des nouvelles routes de la Soie ? Comment tirer le meilleur parti de cette insertion dans le cadre des futures négociations avec l’UE ?Comment se positionner en Etat pivot à la croisée de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique par l’édification d’une véritable stratégie africaine valorisant nos atouts et nous distinguant des pays du voisinage ? Quelles positions adopter et quels dossiers jugés prioritaires défendre en tant que futur membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies : il convient d’avoir une vision globale et cohérente conforme à nos intérêts stratégiques. C’est une fenêtre d’opportunité qu’il convient de saisir.
L’enlisement du projet de Grand Maghreb, paralysé par des ambitions géopolitiques inconciliables et des conflits non surmontés, ouvre la voie à d’autres acteurs décidés à peser sur les équilibres stratégiques du théâtre maghrébin : forte présence des Etats-Unis avec des projets empiétant sur le champ d’influence traditionnel des pays européens de l’arc latin et aspiration à évincer les puissances rivales ; percée géopolitique de la Chine avec pour objectif de se positionner en acteur significatif en Méditerranée et retour en force de la Russie. Inde, pays européens en rivalités (Allemagne, France, Italie, Grande-Bretagne, Espagne, etc.), Japon, Corée du Sud, Iran, Turquie et pays du Golfe (Arabie Saoudite, EAU, Qatar, etc.) déploient des stratégies de positionnement, d’influence et d’évincement de rivaux, ajoutant à la complexité et exacerbant les tensions et risques de crises ou de conflits.
Les rivalités croissantes matérialisées par une implication militaire directe des EAU, de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, de l’Egypte, etc. en Libye marquent l’intrusion du Machrek au Maghreb qui doit pourtant préserver sa singularité et personnalité géopolitique et s’extraire de la guerre inter-sunnites. Cette guerre trouve des résonnances y compris sur la scène politique intérieure tunisienne risquant d’exacerber les clivages et les lignes de fracture et de vulnérabilité.A terme, une redéfinition de la carte des influences et des ambitions au Maghreb est à prévoir.
Les événements en cours en Libye, marqués par une forte sismicité géopolitique et un jeu complexe des acteurs locaux, régionaux et internationaux, laissent augurer un bouleversement des équilibres libyens. L’Algérie, suite à la destitution du président Bouteflika et à la rupture incarnée par le hirak aspirant à l’évincement du système dans son ensemble et à la fondation d’une seconde République sur fond d’ingérences et de rivalités étrangères, risque à tout moment de basculer dans une surenchère et une escalade non maîtrisables aux conséquences incalculables sur la sécurité et la stabilité du Maghreb et de l’Europe. Dans ce contexte de forte volatilité et d’incertitude croissante, il convient d’être en mesure, via une veille stratégique et une analyse géopolitique et prospective, d’y voir plus clair en remettant en perspective les événements conditionnant l’évolution future des théâtres libyens et algériens corrélés et pesant sur les équilibres de la carte maghrébine et la sécurité de la Tunisie.
Les objectifs prioritaires assignés à cette diplomatie plus offensive doivent être d’assurer la sécurité nationale du pays, de soutenir le développement économique et social et permettre l’amorce de la sortie de crise et de contribuer, à moyen terme, à l’émergence de la Tunisie sur la scène internationale en lui conférant une capacité de résilience face aux divers chocs et aux stratégies hostiles d’acteurs étatiques et non étatiques
Il s’agira d’être en mesure de tirer le meilleur parti des évolutions dessinant la future grammaire géopolitique et de parer aux menaces face à l’affolement du monde.Cette diplomatie, multivectorielle ou à large spectre, fondée sur des capacités fines d’analyse géopolitique et prospective, d’intelligence des situations, se déclinera en posture stratégique privilégiant la fluidité, à l’image d’une « goutte d’huile » : diplomatie de principes, diplomatie pro-active ou transformatrice, diplomatie de networking ou de réseau, diplomatie économique cultivant l’intelligence économique, diplomatie des flux et diplomatie culturelle valorisant la marque ou le label Tunisie constitueront autant de leviers visant à ériger la Tunisie en Etat pivot à la croisée de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. La singularité démocratique seule ne suffira pas. L’ensemble de notre grille de lecture et d’analyse doit être revue et décloisonnée à l’aune des bouleversements tant mondiaux que régionaux. Raisonner comme par le passé sans cultiver un regard neuf et affuté ne pourra qu’amener la Tunisie à subir ces changements et à « gémir » en gérant dans l’urgence !
Source: La Tribune Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée