Les doutes montent sur la capacité à tenir le calendrier des élections générales, prévues pour mai 2020, notamment face à la recrudescence des violences intercommunautaires.
Vieux militants sur le retour, universitaires ayant troqué leur uniforme du maquis pour un costume, jeunes ambitieux désireux de s’engouffrer dans la brèche ouverte quelques mois plus tôt par le premier ministre… Ce matin de novembre 2018, ils étaient tous présents à Addis-Abeba lors de la première session officielle de discussion avec les partis politiques depuis le retour triomphal de certains d’entre eux après des années d’exil.
L’événement était historique, concrétisant la promesse d’Abiy Ahmed, jeune réformateur arrivé au pouvoir en avril 2018, d’ouvrir l’espace politique en vue des prochaines élections. En faisant défiler les diapositives, tel un jeune cadre dynamique, il renouvelait son engagement d’organiser des élections « libres, justes, crédibles et démocratiques ». Quasiment un an plus tard, l’échéance électorale approche : sauf report, les élections générales auront lieu en mai 2020.
Beaucoup croient en la bonne foi d’Abiy Ahmed. Mais le doute est permis, car le pluralisme n’est pas vraiment inscrit dans l’ADN de la coalition au pouvoir depuis 1991, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF, en anglais), dont M. Abiy est le président. En 2005 déjà, les élections générales devaient être le premier scrutin démocratique de l’histoire. Mais la manipulation des résultats par l’EPRDF les a viciées, rappelle l’ancienne parlementaire Ana Gomes, alors à la tête de la mission d’observation de l’Union européenne. Les violences post-électorales ont fait des dizaines de morts. Les scrutins qui ont suivi ont été entachés d’irrégularités et jugés peu crédibles par de nombreux observateurs.
Sceller l’avenir du pays
« Dans le passé, nous avons organisé des élections pour les mauvaises raisons, c’est-à-dire pour légitimer la coalition au pouvoir. La concurrence était déloyale », déplore Eyob Mesafint, membre du comité exécutif du nouveau parti Citoyens éthiopiens pour la justice sociale (Ezema). La preuve par les chiffres : en 2010, seules trois circonscriptions législatives sur 547 n’étaient pas entre les mains de la coalition et de ses alliés. Cinq ans plus tard, celle-ci raflait tous les sièges de la chambre basse du Parlement lors d’un scrutin uniquement surveillé par des observateurs de l’Union africaine.
Cette fois, les partenaires internationaux sont rassurés par les déclarations suivies d’actes du premier ministre. Ils vont suivre avec attention l’échéance électorale qui va sceller l’avenir de ce pays stratégique de la Corne de l’Afrique. Premier gage de bonne foi : Abiy Ahmed a nommé Birtukan Midekssa, l’une des têtes de file de l’opposition en 2005, à la tête de la Commission électorale nationale éthiopienne (NEBE, en anglais). La désignation de cette juge passée par les cases prison et exil, et connue pour son respect inconditionnel de la loi, est aux yeux de tous un bon signe pour le renforcement de l’indépendance de la NEBE, une instance accusée par le passé d’être partisane.
Le calendrier est toutefois serré et crée des dissensions. Si le comité exécutif de l’EPRDF a convenu que les élections devaient se tenir à temps, d’autres partis mettent en garde contre toute précipitation. « Les institutions doivent être impartiales, mais elles ont besoin de temps pour être bien établies, affirme Eyob Mesafint. Des efforts sont en cours mais, en huit mois, le système judiciaire peut-il être libre et équitable, la police et l’armée impartiales, la commission électorale organisée dans chaque district ? Nous ne le pensons pas. » La NEBE doit encore recruter au moins 250 000 agents électoraux qui seront envoyés dans les quelques 45 000 bureaux de vote.
Un véritable parti-Etat
Il lui faut également répondre aux inquiétudes de plus de cent groupes d’opposition : le Joint Council of Political Party, l’organisme qui les représente, a menacé de boycotter le scrutin si des modifications n’étaient pas apportées à la nouvelle loi électorale approuvée à l’unanimité par le Parlement fin août. Ils contestent notamment le fait de devoir obtenir la signature de 10 000 membres fondateurs pour créer un parti national, au lieu de 1 500.
Leur préoccupation peut sembler injustifiée dans un pays de près de 110 millions d’habitants, où environ 50 millions de personnes devraient se rendre aux urnes. Mais de nombreuses formations politiques, écrasées pendant vingt-huit ans, manquent aujourd’hui de ressources et de réseaux. Tandis que l’EPRDF, véritable parti-Etat, a étendu son contrôle à tous les échelons administratifs.
Ce contrôle politique et social peut-il déséquilibrer la compétition au profit de l’EPRDF ? Selon une source qui suit ces questions, si les Ethiopiens souhaitent l’indépendance totale, le processus électoral ne pourra pas être parfait dans le temps imparti et doit plutôt être « suffisamment crédible et juste » pour être acceptable par la majorité.
Certains signaux sont négatifs
L’organisation du scrutin pourrait aussi être menacée par l’instabilité dans le pays. En juin, le recensement de la population a été reporté en raison du climat sécuritaire miné par des affrontements intercommunautaires. « En période électorale, nous entrons en période de surenchères, qui ne sont certainement pas des facteurs de pacification », indique le chercheur René Lefort, spécialiste du pays. Il craint « une reprise à forte échelle, voire pire, des heurts ethniques ».
D’autant que les partis ethnonationalistes sont très populaires en Ethiopie. Du côté de la communauté diplomatique, on admet que le processus électoral sera « turbulent ». La NEBE devrait, en tout cas, rapidement évaluer son état de préparation, à plus petite échelle, tandis que le référendum sur l’autodétermination du peuple sidama, qui souhaite la création de sa propre région, comme l’y autorise la Constitution, est programmé pour novembre.
Pour Dessalegn Chanie, président du Mouvement national de l’Amhara (NaMA), « c’est la dernière chance pour l’Ethiopie d’organiser des élections démocratiques ». Certains signaux sont négatifs, comme l’arrestation de membres de son parti après ce que le gouvernement a qualifié de « tentative de coup d’Etat » régional, en juin. Il reproche aussi à la municipalité d’Addis-Abeba, dont le maire intérimaire est membre de la coalition au pouvoir, d’empêcher le NaMA d’organiser des rassemblements. « Ils essaient de nous faire taire », maugrée-t-il. La nouvelle loi électorale devrait toutefois permettre aux partis de saisir le tribunal en cas d’intimidations. « Nous verrons en temps voulu si les irrégularités sont acceptées ou non par la NEBE », conclut-il.
Source: Le Monde Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée