Des centaines de flamants roses pataugent dans l’eau trouble, des canards barbotent près d’un frigo rouillé… Pourtant classée, la vaste lagune de Sijoumi, qui s’étend au cœur du Grand Tunis, est toujours plus menacée par la pollution et l’urbanisme croissant. Environ 48 % des habitants de la capitale tunisienne vivent aux abords de la « sebkhet », selon le dernier recensement (2014). Ils se plaignent d’invasions de moustiques, de la pollution et des inondations récurrentes.
Un projet d’aménagement porté par les autorités, prévoyant un éventuel bétonnage d’une partie du site, entend régler ces désagréments mais inquiète les défenseurs de l’environnement. Hamdi, un commerçant de 31 ans du quartier populaire de Sidi Hassine, espère des travaux pour embellir le paysage et surtout régler « le problème des déchets plastiques et des eaux de pluie qui débordent ».
La vasière a un rôle crucial, tant comme lieu d’hivernage et de reproduction pour les oiseaux migrateurs que pour absorber le trop-plein d’eau lors des fortes pluies. Mais de nombreuses constructions anarchiques ont fleuri dans les anciens faubourgs agricoles de Tunis à mesure que la population rurale y a migré. La lagune est alors devenue un dépotoir de gravats, débris de construction et autres détritus. Plus de 1,8 million de mètres cubes de déchets solides y ont été déversés depuis 2009, selon une étude gouvernementale. Résultat : l’étang de 2 600 hectares n’arrive plus à absorber toute l’eau des crues.
Flamants roses, coquelicots et carcasses de voitures
Le gouvernement étudie depuis 2015 un projet pour dépolluer la lagune, réconcilier les habitants et leur environnement et protéger la zone des inondations, tout en développant son potentiel économique par des constructions. Les quartiers entourant la « sebkhet » sont particulièrement denses, avec quelque 2 800 habitants au kilomètre carré. Côté nord s’alignent des immeubles en béton et briques nues, construits sans aucune autorisation. Côté sud, une partie des berges est restée sauvage et sert de refuge aux flamants roses, canards et goélands.
Mais rares sont les promeneurs à venir profiter du paysage d’oliviers et de coquelicots au bord de l’eau, la « sebkhet » étant aussi considérée comme une décharge à éviter. Des canalisations y déversent des eaux usées industrielles ou domestiques et des carcasses de voitures et camions s’entassent sur les berges. En hiver, les quartiers mitoyens sont inondés à chaque grosse averse, obligeant commerces et écoles à fermer, déplore Hamdi.
Selon Nadia Gouider, directrice de projet du lac Sijoumi au ministère de l’équipement, l’aménagement « durable » de la lagune, dont le prix pourrait atteindre 130 millions d’euros, doit « sauver et soutenir le poumon de la capitale ». Mais les militants écologistes craignent un bétonnage du site, classé en 2007 sur la liste Ramsar des sites humides d’importance internationale et considéré comme la quatrième zone humide d’Afrique du Nord, compte tenu de sa biodiversité unique : plus de 100 000 oiseaux d’une centaine d’espèces différentes hivernent dans la lagune.
« Beaucoup d’oiseaux seront privés de nourriture »
L’aménagement de deux quartiers d’affaires, Lac-1 et Lac-2, dans une vaste zone marécageuse voisine, au début des années 1990, avait déjà fait fuir la plupart des flamants roses vers Sijoumi et d’autres espaces humides. Imen Rais, experte de l’organisation de défense de l’environnement WWF, déplore le recul des zones humides en Tunisie. Elle souligne leur importance pour « minimiser les phénomènes liés aux changements climatiques comme les inondations, la sécheresse et les tempêtes ».
« On n’est pas contre le projet de développement de façon générale », dit Hichem Azafzaf, coordinateur scientifique de l’association Les Amis des oiseaux, balayant la zone avec ses jumelles depuis un observatoire en bois. Mais « on est contre la version actuelle », qui prévoit notamment un approfondissement de la lagune. « Beaucoup d’oiseaux seront privés de nourriture parce qu’ils ne peuvent pas plonger profondément », explique-t-il.
Au ministère, Mme Gouider assure que « seul un tiers de la superficie du lac sera approfondie d’environ un mètre, ce qui laissera de l’espace pour les oiseaux ». De toute façon, souligne-t-elle, entre remblaiements, décharges sauvages et urbanisme anarchique, « si nous ne faisons rien, la lagune va disparaître ».
Source: Le Monde Afrique/Mis s en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée