Le pays doit compter avec le retour d’ex-chefs d’État, l’entrée en scène de nouveaux acteurs internationaux et une justice qui n’est pas encore passée.
La République centrafricaine (RCA) amorce la décennie 2020 sur des « fondations inachevées », notamment avec la recrudescence de la violence et la multiplication des poches de résistance des groupes armés. Et ce, malgré la signature de l’accord de Khartoum entre le gouvernement et les 14 groupes armés survenue le 6 février 2019. Cet accord, le huitième depuis l’entame de la crise en 2013, vise à renforcer la mise en œuvre du plan national de relèvement et de consolidation de la paix 2017-2021 (RCPCA). Ce plan de relèvement, fixé sur une période de cinq ans et centré sur les sujets tels que la sécurité, la réconciliation nationale, le redéploiement de l’État et la relance des secteurs productifs, vise à un retour normatif et à une paix durable en RCA.
De nouveaux acteurs internationaux compliquent le jeu…
Cette même période a également vu l’entrée en jeu d’une multitude d’acteurs et partenaires internationaux sur la scène centrafricaine favorisant de ce fait la signature de nouveaux protocoles de coopération à l’instar des partenariats militaires, sécuritaires et économiques qui ont permis la restauration progressive de l’autorité de l’État dans certaines régions avec la formation des officiers civils et militaires de l’armée centrafricaine. Si l’entrée en jeu de divers acteurs internationaux et la signature des accords de partenariat permettent de faciliter le retour à l’ordre et à un effort de paix, leur entrée en scène pour certains observateurs, peut être intégrée dans une logique de menace ou d’atteinte d’ambition permettant de comprendre le jeu d’influence. Cette logique de menace ou d’atteinte d’ambition instaure un jeu de concurrence des puissances qui rend compte de la situation sécuritaire, économique et politique.
… de même que d’anciens acteurs locaux de retour
Le retour sur la scène politico-sociale centrafricaine de certains acteurs à l’instar de François Bozizé et Michel Djotodia, rend davantage compliqué la situation en raison du positionnement stratégique qui pourrait en découler et risquerait de reconduire le pays dans un cercle de violence aussi brutale que meurtrière. La République centrafricaine est connue pour ses violences et son instabilité politique, économique et sociale à répétition. Elle est depuis son indépendance sujette à un engrenage guerrier et meurtrier. La logique des putschs supplantés par différents protagonistes politiques et politico-militaires constitue le moyen le plus sûr de conquérir le pouvoir.
Les violences orchestrées par les différents groupes politico-militaires en mars 2013 ont conduit à une exacerbation des conflits interethniques et inter-religieux, donnant lieu à un climat de frustration entre les communautés chrétiennes et musulmanes. Si l’accord de Khartoum est une véritable lueur d’espoir, force est de constater qu’il peine à mettre un terme aux exactions des groupes armés qui continuent de contrôler plus de 70 % du territoire, érigent des barrières douanières et commettent plus de 70 % de violations de droits de l’homme par semaine, selon le représentant des Nations unies en République centrafricaine, Mankeur Ndiaye. Comment donc comprendre ces retours malgré les poursuites internationales de crimes contre l’humanité et de violations de droits humains lancées par la Cour pénale internationale ? Quelles conséquences sur la paix en RCA ?
Une paix difficile à construire dans l’impunité
Le retour inattendu de Bozizé et de Djotodia fait renaître d’anciennes blessures sur les atteintes et violations graves de droits de l’homme dont a été victime la population centrafricaine pendant la crise de 2013. Au cours des mois qui ont suivi les événements, les conséquences humanitaires ont été désastreuses. Les violences ont ainsi continué à Bangui et dans les autres régions, où plus de 3 000 personnes ont été tuées et 7 000 blessées. De nombreuses femmes ont subi des viols et des enfants enrôlés dans les combats. Plus de 1,1 million de personnes ont ainsi été contraintes de quitter leur terre. Soit 600 000 déplacés et 500 000 réfugiés. En même temps, la moitié de la population se trouve dans une situation d’aide humanitaire urgente. Les groupes armés ont pris pour cible non seulement leurs rivaux, mais aussi des civils de religion opposée.
Alors que les tensions entre chrétiens et musulmans n’ont cessé d’augmenter, le pays a vu la multiplication des affrontements entre civils. Une liste des violences commises a été attribuée à certains chefs de guerre dont certains font l’objet d’un mandat d’arrêt international. Quant à François Bozizé, il est reconnu, lui et ses milices, selon le rapport d’Amnesty International des faits tels que des exécutions extrajudiciaires, des appels et menaces sur le personnel humanitaire, des meurtres et de l’incitation à la haine, etc. La Cour pénale internationale a lancé depuis 2013 un mandat d’arrêt international contre ce dernier sur « les crimes contre l’humanité et incitation au génocide ». Les sanctions des Nations unies sur le gel de ses avoirs et son interdiction de voyager encore en cours n’ont pas empêché ce dernier à se rendre dans divers pays d’Afrique.
Le défi de la justice dans la paix
La volonté de « justice » et de « paix » recherchée par la communauté internationale et la République centrafricaine constitue un défi pour les institutions comme la Cour pénale internationale, la Cour pénale spéciale et les tribunaux centrafricains de droit commun, dont les activités sont totalement complémentaires et dont la responsabilité est d’enquêter, instruire et juger les violations graves aux droits humains et les violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de la République centrafricaine depuis le 1er janvier 2003.
Crée par la loi n° 15.003 du 3 juin 2015, la Cour pénale spéciale se base sur le Code pénal centrafricain et en vertu des obligations internationales ratifiées par la République centrafricaine en matière de droit international, notamment le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre objets des enquêtes en cours. Si cette cour dispose bien d’un caractère hybride – juridiction nationale et internationale – qui lui permet de mieux documenter les cas d’impunités et d’être proche de la population, elle doit cependant faire face à de nombreux défis, tels que l’absence de moyens financiers pour repérer les cas d’impunité, la difficulté à enquêter dans un pays encore en crise sécuritaire.
Justice, réparation, réconciliation : une quadrature du cercle
Si la justice et les réparations de guerre riment avec la primauté du droit et du respect des libertés, du pluralisme et du libre-échange selon le modèle soutenu par Rousseau dans Du contrat social, par Montesquieu dans L’Esprit des lois, par Adam Smith dans Pour un libéralisme et justice sociale et par Kwame Nkrumah dans L’Afrique doit s’unir, tous ces modèles riment avec justice et équité, et justice sociale et économique pour tous à laquelle se greffent désormais la vérité et la réconciliation qui fonde la philosophie des accords de paix et qui se traduit en ces termes : « Avouer sincèrement la vérité pour mériter le pardon et l’amnistie, et contribuer ainsi au retour de la paix dans sa société. » Ce paradoxe remet à l’ordre du jour, non pas seulement le cas centrafricain, mais des différents pays enclins aux conflits.
Quelle voie choisir pour la vérité et la réconciliation ?
La Commission vérité et réconciliation qui procède à des approches politiques, psychosociologiques et juridiques de la non-violence de Gandhi ou de Martin Luther King, des méthodes judéo-chrétiennes de la philosophie du pardon et de la philosophie africaine de résolution des conflits de Mandela – Ubuntu : Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous – en invitant les victimes et les bourreaux à s’exprimer devant un forum afin de leur permettre de retrouver la dignité. Est-ce que ce choix est susceptible de convenir au peuple centrafricain ? La difficulté à juger tous les criminels de guerre susmentionnés amène à se poser quelques questions : Faut-il pardonner pour tourner la page ? Ou associer la justice au pardon ? C’est la question qui est posée au peuple centrafricain et à sa législation en la matière.
Une épée de Damoclès politique entre les mains d’ex-chefs d’État
Le retour de Bozizé et de Djotodia provoque diverses interrogations quant à la stratégie de ces anciens chefs d’État qui, déjà en 2003 et 2013, ont respectivement pris le pouvoir par coup d’État avant d’être déchus à leur tour. Ces retours loin d’être anodins, peuvent être considérés comme une véritable stratégie politique. S’ils ont été loin de Bangui pendant ses six dernières années, les anciens hommes forts de Bangui n’ont jamais manqué de réitérer leur envie de reprendre le pouvoir. Plusieurs violences leur ont été attribuées alors que ceux-ci se trouvaient encore en exil. Une preuve de leur perpétuelle influence sur le terrain. Leur appétit du pouvoir n’a guère été absorbé par ces années d’exil. Resté en contact permanent avec son parti Kwa na Kwa où il demeure le président pour ce qui est de François Bozizé, son retour annonce une ambition cachée qui pourrait découler d’un retour aux élections tumultueuses et perturbées en République centrafricaine.
Selon le nouveau Code électoral centrafricain qui fixe les conditions de candidature prévoit de fournir « un certificat attestant de la résidence ou du domicile du candidat à l’élection présidentielle sur le territoire national depuis au moins un an » article 37 (I). Ces derniers, répondent bien aux conditions de résidence sur le territoire national d’une durée d’un an tel que fixé par le Code électoral. Probables candidats aux prochaines élections législatives et/ou présidentielles de 2020.
De nouvelles perspectives ?
L’histoire ouvre à ce pays situé au cœur de l’Afrique des perspectives nouvelles. Le peuple centrafricain doit rester plus que jamais mobilisé, car rien n’est perdu d’avance. Il doit continuer à affirmer pacifiquement sa présence sur la scène politique. Il doit rester soudé et résister à la corruption politique et aux chantages multiformes des entrepreneurs de guerre. Travailler à refonder l’État, à préserver son unité dans sa riche diversité. La République centrafricaine a sa carte à jouer. N’en déplaise à ceux qui l’ont humiliée par une gouvernance d’un autre âge et essayent encore de l’émietter par la haine distillée.
Plus encore en ces temps larvés de la pandémie du Covid-19, et au-delà des errements multiformes, la gravité de la situation requiert que chacun apporte sa contribution pour une gestion réussie du conflit et de la lutte contre ce fléau et d’une éventuelle désagrégation de l’État. De par son ampleur et ses conséquences prévisibles, le coronavirus, problème sérieux de santé publique, couplé à une situation d’État instable constitue de vraies menaces. Celles-ci ne seront jugulées qu’à la faveur d’une action de politique publique et de responsabilité collective impliquant tous les acteurs du pays. Pour que chacun soit acteur de la résolution de la problématique des menaces affrontées, il faut que chacun, à sa place, soit à la hauteur. C’est ce qu’attendent les populations centrafricaines qui aspirent légitimement à vivre dans un pays en paix géré de manière responsable.
* Jean-Claude Felix-Tchicaya est praticien chercheur au sein de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) dans les domaines de la géopolitique, la géostratégie et la sociologie ; Hippolyte Eric Djounguep est chercheur en géopolitique et géostratégie à l’École supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication (ESSTIC) ; Sintiche Pagnou est chercheure indépendante de retour de Bangui.
Source: Le Point Afrique/Mis en ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée