Voici la sixième et dernière chronique du célèbre écrivain togolais sur le confinement. L’aventure a duré un mois et demi et vous avez été, ce temps durant, des dizaines de milliers à nous lire régulièrement à travers cette chronique devenue un passionnant rendez-vous. Votre média ne vous ayant habitués qu’à des papiers essentiellement politiques, cela changeait se la routine. Engagé, Théo Ananissoh honorait, chaque weekend, le rendez-vous. Afrika Stratégies France a demandé, en collaboration avec Le Tabloïd, média en ligne du Togo, au truculent écrivain de signer pendant cette période de confinement, une chronique sur le confinement, le sien notamment. Une aventure qui, avec la fin du confinement en ce début mai en Allemagne, son pays de résidence, prendra fin. Merci infiniment à Théo Ananissoh pour la constance malgré ses occupations professionnelles et surtout, son prochain livre sur lequel il travaille ardemment. Mais Théo Ananissoh reviendra encore, à une plus joyeuse occasion qu’une pandémie, pour une autre merveille aventure… Bonne lecture.
Un ami m’appelle de France, début avril. Le Togolais que je suis doit pouvoir l’aider un peu avec des informations. Son fils et sa copine ont entrepris, bien avant le COVID-19, une sorte de road trip en Afrique de l’Ouest. Du Sénégal jusqu’au Togo, en passant par le Mali et le Burkina Faso. Pas dans un véhicule personnel ou par train d’un pays à l’autre, mais par les transports en commun, sur des routes peu sûres, au hasard des auberges et des bouis-bouis. Deux jeunes Blancs (lui est métis) vêtus d’habits locaux, j’imagine, et de sandales, passant d’une localité à une autre, traversant des régions où sévissent ces temps-ci des « djihadistes ». Ils sont « herboristes » et adeptes du yoga, d’après ce que me dit le père d’une voix presque fataliste. Ils ont coupé tout contact avec les parents, ne répondent pas aux appels ni aux messages. Au Togo où ils arrivent en mars, ils passent du temps à Atakpamé – c’est à cent soixante kilomètres de Lomé. Dans quoi dorment-ils ? De quoi se nourrissent-ils ? La fille perd connaissance en pleine rue. Puis une seconde fois. Coup de soleil ? Non. Coronavirus ? Non plus. Sans doute d’autres microbes ingérés avec les aliments vendus au bord des rues et souvent couverts de mouches. Diarrhée et déshydratation, je suppose. Ou alors moustiques et palu. Dans tous les cas, à l’hôpital, elle refuse fermement tout soin, affirme qu’elle ne se soigne qu’avec des plantes. Elle décède. Le copain, tout aussi mal en point, en larmes, enfin donne des nouvelles aux parents en France. Ambassade de France au Togo. Évacuation du survivant dans une bonne clinique de Lomé. Lui aussi refuse les soins, s’agite. Changement de clinique. Soins toujours impossibles. Direction hôpital psychiatrique, à quarante-cinq kilomètres de Lomé. Oui, je connais ces lieux, ces cliniques Saint Joseph et Biasa. J’ai visité l’hôpital psychiatrique de Zébé-Aného (Sud Togo) en 2009 alors que j’explorais tout le littoral togolais pour les besoins d’un projet d’ouvrage. Conversation impromptue avec le médecin-chef. Je reprends mon carnet de notes. C’est un endroit de qualité, reconnu, créé par les colonisateurs allemands en 1904 – c’est du reste juste à côté du premier siège du gouvernement colonial allemand. 120 à 150 places. Je me promenais à moto au hasard des hameaux, des villages, des pistes, bouffant de la poussière, me nourrissant dans un marché et me désaltérant de canne à sucre ou de noix de coco. Arrivé devant cet hôpital, j’ai improvisé une visite si c’était permis. Je suis agréablement surpris que le médecin-chef consente à m’accorder un peu de son temps. J’apprends son nom (Gaba) et vois aussitôt l’intérêt que j’ai à lui donner le mien. Nos arrière-grands-parents ont été des alliés ici, à Aného. Dans son bureau ou dans les allées fleuries qui longent les pavillons et les pièces où sont logés les internés, il me parle calmement et me fait part de ses réflexions comme si nous avions pris rendez-vous pour cet entretien. Il s’interrompt pour échanger avec une infirmière, donner une directive quelconque ou signer une ordonnance. Son pouce et une partie de sa main gauche sont recouverts d’un bandage épais. Ça a l’air d’une blessure sérieuse. Il m’informe que c’est un des internés qui l’a mordu jusqu’à l’os. Après m’avoir dit ça, il me propose de visiter l’ensemble de l’hôpital. Des malades sont ici et là dans les vérandas ou à l’ombre des arbres. Je regrette la curiosité qui m’a poussé à pénétrer librement dans ce lieu. Mais il y a comme un calme général, et la conversation du docteur est très fructueuse. Je sollicite de prendre des notes. La psychiatrie est difficile. Comment soigner dans un contexte de croyances animistes ? L’expression des maladies mentales n’est pas la même qu’en Europe où il a été formé – à Lyon, en France. En vérité, il faut être formé plutôt en Afrique. L’environnement influe beaucoup sur l’homme. L’environnement « cosmogénique ». Il est chrétien, mais il connaît bien le vodou et il a des échanges très réguliers avec les « prêtres » du vodou et même les bokonon (mélange de voyant et de thérapeute – définition pas sûre ; je n’en ai jamais consulté). « On se rencontre tout le temps. Je ne suis pas étranger au milieu. » Des échanges « professionnels » (c’est de moi) comme avec ses collègues psychiatres lors des rencontres en Afrique et en Europe. Il rentre d’ailleurs d’un séminaire avec des collègues à Abomey, au Bénin. Le principe d’efficacité prime. Il faut soigner. Les violences coloniales ont modelé le psychisme humain. L’Africain fonctionne avec la projection comme mécanisme de défense. Tous ses malheurs viennent de quelqu’un. Il attribue aux autres les causes de ses souffrances. La persécution. Chez les Blancs, c’est la psychose. C’est moi qui rapporte ainsi, ayant noté ses phrases en les abrégeant. Lui nuance sans cesse. Je crois comprendre ceci d’un de ses propos : L’Africain, dans sa persécution, n’a pas l’esprit libre, et est ainsi aisément dupé par les escrocs. (Il a dit : « … il accepte aisément les escrocs ».) Alors que je suis en train de noter ça, un patient maigre, bras croisés et debout dans la cour nous observe. Ça ne me plaît pas. Nous allons passer près de lui. Je me prépare intérieurement à esquiver le moindre geste qu’il ferait dans notre direction. Mais non. A un pas de lui, ce malade dit juste, sans raison, au médecin : Merci. Cet hôpital est réputé et le directeur de l’OMS lui a adressé des félicitations. Le médecin est consulté à distance par des collègues d’Europe pour des cas d’Africains qu’ils ont à traiter. Ces maladies mentales sont liées à la culture, au milieu, redit-il. Alors que nous retournons vers son bureau, après qu’il m’a fait voir l’état bien entretenu des lieux, un autre patient assis devant l’entrée de sa cabine, l’interpelle. Le médecin, sans vraiment cesser de me parler, lui prête attention. Le malade dit d’un air indéfinissable : « C’est moi qui t’ai cassé le doigt. » Le docteur lui répond d’une voix normale : « Je le sais ». Plus loin, je demande confirmation. Oui, c’est bien ce malade qui l’a blessé au pouce. Les malades peuvent vous agresser, vous frapper, oui bien sûr. Mais le soignant ne doit pas faire de même – sauf en légitime défense dans un cas de figure dangereux. Je tente de rassurer mon ami. Cet hôpital m’a semblé être un lieu bien fait. L’équipe en charge m’a semblé de qualité. Un confinement dans cet endroit est sans doute le mieux qui puisse arriver au fils en ce moment étant donné son état de santé, et l’interruption de tout vol commercial entre le Togo et la France.
Dernière chronique. Le déconfinement progressif a commencé en Allemagne. Je voudrais remercier tous ceux qui ont apprécié et partagé parfois mes chroniques covidiennes, et finir par ceci que je tire du Rheinische Post, journal régional : « Record de production de papiers toilette en mars, en raison de la forte demande due à la crise du coronavirus. Avec 59.302 tonnes de papiers toilette produites, les cinq gros producteurs de NRW (Rhénanie du Nord-Westphalie) ont produit, selon les statistiques officielles, 25 pour 100 de plus que l’année dernière à la même période. En comparaison avec le mois de février, ils en ont produit 50 pour 100 de plus. En 2019 déjà, plus de la moitié des papiers toilette fabriqués en Allemagne viennent de NRW. »
L’humain est un être qui prend soin de lui.
Théo Ananissoh
Né en Centrafrique de parents togolais, Théo Ananissoh étudie à Paris III où il obtient un doctorat en littérature générale et comparée. Après avoir enseigné quelques années en France, l’écrivain né en 1962 rejoint l’Université de Cologne en 1994 où il a dispensé, des cours de Littérature africaine francophone. Il a publié plusieurs romans à succès dont 4 chez Gallimard. Alors que l’auteur de « Delikatessen » et « Ténèbres à midi » boucle son prochain romain (toujours chez Gallimard), il a accepté de porter son regard sur le confinement que le COVID-19 impose à presque tous les pays du monde.
*Le texte introductif et la biographie express, ainsi que le titre, sont de la rédaction de Afrika Stratégie France.