Mis sous pression pour leur dette qui enfle, des pays africains ont décidé de dire leur façon de penser aux institutions internationales notamment celles de Bretton Woods.
Pourra-t-on dire à la suite de la conférence de Dakar de ce 2 décembre sur le thème « Développement durable et dette soutenable : trouver le juste équilibre » qu’il y a eu un avant et un après ? La question mérite d’être posée alors que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation pour la coopération et le développement économique sans oublier les agences de notation ont été mis à l’index par des chefs d’État et hauts responsables politiques africains pour leur responsabilité dans la perception de leur pays, sur leur gouvernance économique et sur les risques encourus dès lors qu’on entre en affaires avec eux. Premier espace de concrétisation de ce duel : les marchés financiers nourris par les informations données par ces organisations, lesquelles jouent en défaveur de l’Afrique quant à l’appréciation du risque, donc à l’accord donné ou pas à un prêt, au taux appliqué et à la durée appliquée à ce prêt, quand il est accordé. Il faut dire que doucement mais sûrement, ces organismes se sont fendus de déclarations et d’appréciations publiques à propos de l’endettement des pays africains sur lequel ils s’interrogent, voire s’inquiètent. En face, le souvenir du cauchemar de la manière dont la dette africaine a été gérée par ceux-ci dans les années 1990 s’est réveillé dans les esprits des responsables africains. Ceux-ci n’ont plus envie d’être à nouveau mis à la diète de plans d’ajustement structurel rénovés, mais tout aussi dramatiques dans leurs conséquences économiques et sociales. Cela a justifié que les présidents du Togo, Faure Gnassingbé, du Niger, Mahamadou Issoufou, du Burkina, Roch Marc Christian Kaboré, de Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, du Bénin, Patrice Talon, et le Premier ministre du Mali, Boubou Cissé, se soient joints à la conférence de Dakar de ce 2 décembre. Impulsée par le président Macky Sall avec le concours actif du Cercle des économistes présidé par Jean-Hervé Lorenzi, cette conférence a été l’occasion d’échanger avec la directrice générale du FMI Kristalina Goergieva, dont c’était la première sortie, Amina Mohammed, la vice-secrétaire générale des Nations unies, et Hafez Ghanem, vice-président Afrique de la Banque mondiale. Le cadre a ainsi été posé d’exprimer les raisons des inquiétudes pour les uns, celles d’une colère froide mais réelle pour les autres, et de dégager ce que le président Macky Sall a qualifié de consensus de Dakar autour de sept points essentiels où désormais pays africains et institutions internationales ont décidé d’être plus à l’écoute les uns des autres.
Pourquoi la dette inquiète
Pendant la dernière décennie, pendant laquelle l’Afrique a connu une croissance impressionnante dans le sillage de la Chine, locomotive, important investisseur dans les infrastructures et principale cliente de ses matières premières. Le cri d’alarme a commencé à être poussé quand, constatant combien l’Afrique avait fait un bond, certains observateurs ont signalé que la dette des pays africains était en train de gonfler. Du coup, dix ans après la mise œuvre de l’initiative PPTE dans laquelle les pays pauvres très endettés (PPTE) bénéficient d’une assistance rendant leurs dettes internationales soutenables, la question de la dette africaine s’est à nouveau invitée dans les débats. Le point d’orgue a été l’entretien qu’a récemment accordé à la chaîne Bloomberg Kristalina Georgieva, toute nouvelle directrice générale du Fonds monétaire international. Elle a en effet indiqué que 40 % des pays africains étaient en difficulté en raison du niveau de leur endettement. Parmi les causes d’inquiétude de l’institution de Bretton Woods, il y a que d’une représentation de moins de 30 % du PIB en 2010, il est prévu que la dette des États africains pourrait dépasser le cap des 50 % d’ici 2020. Il faut dire que la trajectoire de certains pays n’est pas des plus rassurantes selon le FMI. C’est le cas de la Zambie. Dans ce pays, la dette publique devrait passer à 96 % en 2020. « Une dette dangereuse », a indiqué Kristalina Georgieva, qui a conseillé à Lusaka de « maîtriser sa dette » en même temps qu’elle indiquait à un pays comme l’Éthiopie de « renégocier une partie de sa dette ».
Autre pays qui cristallise bien des inquiétudes : l’Afrique du Sud. L’ex-première puissance économique passée depuis au second rang est mal en point depuis 2008, année de la crise financière mondiale. Sur fond d’une économie au ralenti avec une croissance molle (1,9 % prévu en 2019), un taux de chômage endémique (29 %) et un fort endettement (200 milliards de dollars que le ministre des Finances a prévu de voir passer à 300 milliards d’ici 2022), le pays est au plus mal. Son taux d’endettement est au niveau de 60,8 % du PIB, l’un des plus élevés du continent, et devrait monter à 71,3 % dans les 3 ans à venir. Une réalité qui met le président Ramaphosa sous pression, lui qui depuis deux ans s’acharne à multiplier les mesures pour relancer l’économie sud-africaine en butte à de nombreuses tensions politiques et sociales. Verdict du FMI à l’issue de sa dernière inspection : le pays doit s’atteler à des réformes structurelles en profondeur pour que l’investissement se relance de manière durable et surtout que les Sud-Africains trouvent du travail. Une tâche titanesque au lendemain d’une appréciation peu engageante de l’agence Standard&Poor’s pour laquelle l’Afrique du Sud est classée dans la catégorie des investissements « spéculatifs » avec une perspective négative à cause de sa faible croissance et de son endettement.
L’épée de Damoclès chinoise
Au-delà de ce cas emblématique, il y a la situation créée par les largesses chinoises en matière de prêts notamment pour la construction d’infrastructures. Beaucoup de pays africains ont cédé aux sirènes de l’empire du Milieu créant une nouvelle donne pas rassurante pour les partenaires bi ou multilatéraux de l’Afrique. Une récente étude d’une organisation caritative militant pour l’annulation de la dette des pays dits en développement, dont de nombreux africains, a permis d’être au plus près de l’énorme ardoise des pays du Continent à l’endroit de la Chine. Selon la Jubilee Debt Campaign, 20 % de la dette extérieure des gouvernements africains sont dus à la Chine et 17 % des paiements d’intérêts extérieurs des gouvernements africains sont effectués à la Chine. De l’Angola (25 milliards de dollars américains) à la RD Congo (3,4 milliards), l’empire du Milieu est en position de force face à ses huit autres créanciers parmi les plus importants du continent. Ainsi de l’Éthiopie qui lui doit 13,5 milliards, du Kenya (7,9), du Congo-Brazzaville (7,3), du Soudan (6,4), de la Zambie (6), du Cameroun (5,5), du Nigeria (4,8 ), du Ghana (3,5). Autant d’éléments qui ont permis de bâtir un partenariat sino-africain de plus en plus fort… que les organisations comme la Banque mondiale, le FMI ou l’OCDE, ou les agences de notation semblent reprocher aux pays africains. À Dakar, Lucie Villa, vice-présidente Sovereign Risk Group de Moody’s Investors Service, l’a suggéré en expliquant en substance que la Chine offre un financement peu cher et sans forte conditionnalité, ce qui aux yeux de nombreuses agences de notation est interprété comme une augmentation des risques pour un pays. Et de citer le cas du Congo. Face à une telle réalité qui, finalement, met les pays africains à la merci d’appréciations d’organismes bien loin, à leurs yeux, des réalités sociales et politiques vécues sur le terrain, les chefs d’État, chefs de gouvernement et ministres qui ont fait le déplacement à Dakar ont choisi de prendre le taureau par les cornes et de dégager ce qui est ressorti des échanges de cette journée du 2 décembre comme le consensus de Dakar.
Les pays africains donnent de la voix par le consensus de Dakar
C’est par la voix du président Macky Sall que ce consensus a été porté à la connaissance des participants et de la communauté internationale. Pour l’essentiel, il reprend et amplifie ce que les chefs d’État ont mis en avant pour illustrer combien le cas de l’Afrique, et notamment celui des pays de la ligne de front face aux terroristes et aux trafiquants. L’idée est « de faire en sorte que la conférence de Dakar contribue à faire converger une position de principe qui soit consensuelle sur un impératif délicat à savoir comment trouver le juste équilibre entre le développement durable et la dette soutenable ». Sept points ont été mis en avant par le président sénégalais au nom de ses homologues, mais aussi au regard de « l’esprit de sérénité et de la franchise » qui ont prévalu dans des débats que Macky Sall a situés dans un cadre « convivial et sans tabou où chacun avec son expérience et sa sensibilité a posé les questions de fond au cœur de la problématique de la dette en relation avec le développement durable ».
Mais quels sont ces sept points de ce consensus ?
D’abord, la nécessité de renforcer la mobilisation des ressources internes fiscales et épargne publique pour financer le développement. « Cela, a estimé le consensus, incombe au pays et au gouvernement avec bien sûr le soutien de partenaires. » Vient ensuite l’impératif pour les États d’améliorer de manière continue la gouvernance des finances publiques et celle de l’environnement des affaires. Point essentiel : celui où il faut prendre en ligne de compte la contrainte particulière liée à l’impact environnemental, notamment le changement climatique, mais aussi les dépenses en matière de sécurité face aux menaces des attaques terroristes. S’y ajoute la prise de conscience qu’il faut intégrer la double urgence des investissements et des besoins des populations et considérer qu’il s’agit là d’opportunités à saisir dans une dynamique qui ferait que l’investissement qualitatif en Afrique pourrait générer un impact positif à la fois sur le pays concerné mais aussi sur l’investisseur lui-même quel que soit son profil. À ce niveau, le consensus de Dakar recommande fortement que les partenaires bi et multilatéraux « tiennent compte de la valeur des actifs et des revenus potentiels dans l’analyse de la viabilité de la dette des États africains ». Le point suivant du consensus concerne la dénonciation des méfaits de l’échange inégal. Allusion est faite ici à ce qu’au début des années 1960 on appelait la détérioration des termes de l’échange. La conférence de Dakar met ainsi le doigt sur la faible rémunération des matières premières et le déficit encore persistant dans la création de chaînes de valeur par la transformation locale de matières premières en produits. Citant les cas du cacao, du coton, de l’arachide ainsi que celui des produits miniers, le consensus de Dakar n’hésite pas à considérer qu’il s’agit là d’une sorte d’évasion fiscale organisée, car la conséquence est qu’elle impacte la transformation sur place (donc des emplois potentiellement taxables) et la question de l’industrialisation dont l’implantation permettrait de renforcer la création de chaînes de valeur sur place. Maintenant, la question du risque africain. Sur ce point, le consensus de Dakar a mis en avant le caractère très exagéré de la perception du risque sur le continent. Il s’agit d’une donnée très importante en ce qu’elle a pour conséquence de renchérir davantage l’investissement, mais aussi le coût de la dette. À ce niveau, les organismes et institutions ont été interpellés sur la formulation de cette perception. Sans détour, le consensus de Dakar demande à l’OCDE, à la Banque mondiale et au FMI « d’émettre des avis plus positifs ». Comprendre par là et clairement formulé par le président Macky Sall, « émettre des avis plus objectifs parce que tenant compte davantage de la réalité des situations et non pas de la perception autour de généralités souvent négatives ». Enfin, le dernier point illustre que manifester leur courroux par rapport à l’appréciation faite de la réalité de leurs pays, de leur gouvernance des finances publiques à partir des seuls critères de convergence, de leur gouvernance économique et sociale à l’aune de l’hégémonique critère de rentabilité financière, ne conduit pas les pays africains à militer pour une rupture de collaboration avec les institutions et organismes bi ou multilatéraux. Bien au contraire, par le consensus de Dakar, ils entendent « poser les bases d’une gouvernance financière mondiale plus équitable afin que l’Afrique, grâce à des investissements massifs, soit en mesure d’être la locomotive de la croissance mondiale ».
Message reçu du côté des partenaires ?
Au détour de ce consensus de Dakar lu en sa présence, Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international, a « salué l’engagement franc des présidents et notamment celui du président M. Sall ». Et d’ajouter combien « c’est un honneur pour le FMI de participer au développement de l’Afrique ». « On a bien entendu l’importance des investissements sur les infrastructures, mais aussi de ceux sur les hommes », a-t-elle poursuivi à la fin de son intervention à la toute fin de la conférence. Le signe d’une meilleure écoute de l’institution de Bretton Woods qu’elle dirige ? En tout cas, sans renoncer à sa conviction de départ qui est que « pour atteindre les ODD, il y a un certain nombre d’investissements à réaliser. Il faut juste trouver des moyens de dépenser moins dans le service de la dette, une approche équilibrée : d’abord, dégager des revenus propres importants. En somme, augmenter les ressources fiscales », elle a intégré cette donnée avancée notamment par les présidents Issoufou et Sall ainsi que par le Premier ministre malien Boubou Cissé que « l’Afrique subsaharienne subit deux chocs importants : le choc climatique et le choc sécuritaire ». « Nous devons voir comment bâtir de la résilience face à ces deux réalités », a-t-elle indiqué. Poursuivant sur la question de la perception et de la réalité du risque, elle a ajouté « qu’il est important de mieux communiquer, d’avoir de meilleures statistiques, de présenter de meilleurs environnements. Nous (le FMI) avons discuté avec l’OCDE et devons travailler sur l’évaluation des objectifs présentés de manière adaptée. Ceux-ci doivent être réalistes. Nous allons travailler sur les chocs exogènes : pour les empêcher de bloquer les financements, pour exploiter les ressources qui sont actuellement disponibles ». Une approche qui rejoint l’image des Lions de la Téranga qu’elle a choisi de mettre en avant lors de son intervention : « Nous allons discuter des meilleurs moyens de travailler avec l’Afrique. Je fais référence à la notion de Téranga, à l’équipe de football. D’où l’idée de tenir compte d’équilibrer des besoins de l’attaque et de la défense. Cela signifie qu’il faut intégrer dans la mise en place des infrastructures, des cadres institutionnels les éléments de contrainte ». De son côté, De son côté, Hafez Ghanem, vice-président Afrique de la Banque mondiale a tenu à repréciser que l’Afrique est vraiment un continent d’opportunités actuellement. « Il faut donc augmenter les investissements », a-t-il ajouté précisant quand même que « pour que la dette soit soutenable, il faut que le retour sur investissement soit assuré ». Élément original : il a indiqué qu’il est important d’attirer des investissements privés en améliorant le climat des affaires et parallèlement, d’améliorer la concessionnalité de la dette africaine.En tout cas, ce sont là des éléments qui peuvent donner à penser que « le débat franc et sans tabou » de la conférence de Dakar a pu faire bouger les lignes. Pour s’en persuader, il faudra observer sur le terrain ce que donneront toutes ces déclarations. Une chose est désormais sûre : les urgences économiques et sociales africaines cristallisées autour de la question de la dette africaine auront conduit les partenaires du continent à se convaincre de la nécessité de trouver de nouvelles formules mieux adaptées aux réalités politiques, économiques, sociales et sécuritaires du cru.
Source: Le Point Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée