«Retour en force», «grand retour», «heure du retour»… A en corriger le non-sens géostratégique d’une absence prolongée de la Russie post-soviétique de l’Afrique, les formules des observateurs ne sont pas loin d’un appel à la reconquête d’un espace dans cette terre d’opportunités. Alors que s’ouvre ce 23 octobre le Sommet Russie-Afrique de Sotchi, Moscou s’est inscrit dans le mimétisme du rush des grandes et moyennes puissances qui se découvrent un destin et une politique tournés vers l’Afrique. Mais la Russie avait-elle vraiment quitté l’Afrique, une terre où elle avait réduit sa présence presque sous la contrainte ? Et surtout que propose la Russie que ses concurrents n’ont promis ?
Sotchi se met à l’heure africaine. Sur les rives de la Mer noire, la station balnéaire estivale abrite depuis ce mercredi 23 octobre, la plus grande concentration de chefs d’Etat et de gouvernement africains au monde. Signe d’un regain de curiosité ou véritable succès diplomatique russe? De l’Algérien Abdelkader Bensalah au Sud-Africain Cyril Ramaphosa, du Sénégalais Macky Sall au Djiboutien Ismail Omar Guelleh, quarante-sept chefs d’Etat ont fait le déplacement pour le Sommet Russie-Afrique qui sera co-présidé par Vladimir Poutine, le président russe et Abdel Fattah Al Sissi, son homologue égyptien en sa qualité de président en exercice de l’Union africaine(UA).
Fort attrait de l’Afrique pour la Russie
«Le Sommet Russie-Afrique réunit une quarantaine de chefs d’Etat et de gouvernement, ce qui, pour une première, est assez extraordinaire, fait remarquer Emmanuel Dupuy, le président de l’Institut de prospective et de sécurité en Europe(IPSE). En termes d’échelle de représentation, on est loin des 53 pays qui se rendent chaque année au Forum sur la Coopération Sino-Africaine (Focac) mais il est intéressant de noter que l’on est largement au-dessus des Sommets Afrique-France, UE-UA et même parfois des sommets de l’Union africaine. Cela veut dire qu’il y a un fort attrait de ces chefs d’Etat pour la Russie».
Tout comme la Chine, le Japon, la France, l’Inde ou la Turquieavant elle, bientôt Israël, le Brésil, l’Arabie-Saoudite après elle, la Russie tient aussi sa grand-messe avec l’Afrique. « C’est toute la prétention des grandes puissances qui proposent un partenariat -d’un seul type- à un Continent de 54 pays et autant de réalités, sans compter leurs nuances» déplore le militant d’un mouvement panafricain.
Au début des années 1950, la Russie endossait le rôle de soutien des mouvements de décolonisation en Afrique, avant de se désengager progressivement quarante ans plus tard, lorsqu’il fallait, dans un contexte de Guerre froide, qu’elle restructure sa politique intérieure et extérieure pour concurrencer les Etats-Unis.
Une absence vite comblée par les puissances concurrentes, qu’elles soient coloniales ou dernièrement arrivées dans la ruée vers l’Afrique, à l’appel du marché aux 1,2 milliard de consommateurs appelé à doubler d’ici 2050 et des taux de croissance mirobolants. Depuis 2014, un tournant semble avoir été amorcé dans la «politique africaine» de la Russie. Et le contexte international y a beaucoup contribué.
«Suite aux sanctions occidentales après l’annexion de la Crimée en 2014, les frappes aériennes russes en Syrie en 2015 entre autres, la Russie va revoir sa politique étrangère et accorder une place importante au continent africain. Ce d’autant plus que le pays est gouverné par Poutine qui a une obsession de la puissance et surtout veut se venger d’un Occident qui a longtemps humilié son pays. A cet effet, le pays est à la recherche d’autres partenaires et surtout hors du champ d’applications des sanctions occidentales. L’Afrique semble donc une alternative pour le Kremlin», analyse Brice Minkoa, contributeur au Think Tank indépendant Theseus.
Une relative absence
En 2018, quelque 4% des exportations russes se font vers l’Afrique: Algérie, Afrique du Sud et Egypte en tête, elles prennent la forme de livraisons d’armes mais aussi de céréales et pourraient devenir du gaz, de l’acier, de l’énergie ou des infrastructures. Dans un contexte de concurrence entre puissances, l’objectif est de bonifier les volumes d’échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique (17 milliards de dollars en 2018). C’est encore loin des appétits des pays de l’Union européenne(UE, 275 milliards de dollars), de la Chine (200 milliards de dollars), de l’Inde (70 milliards de dollars), des Etats-Unis (53 milliards de dollars), de la Turquie (20 milliards de dollars), le top 5 des partenaires commerciaux du Continent mais le sommet de Sotchi est destiné à marquer le coup pour Moscou qui espère inverser la courbe à son profit et marquer son retour sur ce marché très convoité.
«Le retour de la Russie, après sa relative absence ces dernières décennies, démontre une constante: l’Afrique est attractive, elle est l’eldorado des investissements internationaux, elle est le continent qui consolide l’influence internationale des grandes nations. Le Sommet de Sotchi, premier du genre, inaugure un cycle diplomatique pour la Russie qui dispose de sa stratégie africaine pour conquérir des parts de marché économique et asseoir sa toute-puissance au-delà de l’Oural et de l’Europe», complète pour sa part Régis Hounkpè, analyste géopolitique et directeur exécutif d’InterGlobe Conseils, un cabinet de Conseils en stratégie basé à Paris.
S’était-elle seulement retirée de l’Afrique? Si le Continent n’est à nouveau apparu sur les radars et dans les petits papiers diplomatiques du Kremlin qu’à partir de 2014, Moscou avait antérieurement cultivé ses accointances idéologiques avec des partis comme le MPLA en Angola, le Frelimo au Mozambique, la Swapo en Namibie ou même le FLN en Algérie. L’offensive diplomatique et économique de la Russie a ensuite visé des pays comme le Zimbabwe, l’Ethiopie, le Maroc, la Zambie, la RDC ou plus récemment avec Madagascar et bien d’autres. «Les relais russes sont tout aussi diplomatiques avec un réseau élargi d’ambassades et de bureaux de représentation dédiés qu’économiques avec l’offensive des entreprises russes notamment sur les mines, l’énergie et la présence de plus en plus accrue des sociétés privées de sécurité russes dont l’emblématique groupe Wagner, complète Emmanuel Dupuy. Ils sont aussi militaires avec la vingtaine d’accords de défense signés entre la Russie avec des pays africains mais encore avec les liens avec des membres de l’establishment militaire africain formés dans les académies russes»¸poursuit l’analyste.
Que propose la Russie?
Mais au-delà des formules incantatoires, que propose la Russie de nouveau que les partenaires traditionnels de l’Afrique? Sans passif colonial ni historique, la Russie arrive avec la double promesse d’une diversification des partenaires de l’Afrique et d’un traitement d’égal à égal dans ses relations diplomatiques et économiques avec l’Afrique. Sur un plan économique, les 5 milliards de dollars d’investissements de la Russie – même encore minimes – augmentent la capacité pour les pays africains de bénéficier de conditions plus souples pour financer les grands plans nationaux via des canaux différents des institutions.
En termes de perception, Moscou déploie même des éléments de soft-power pour défendre «les valeurs nationales de chaque pays contre les interventions et les influences étrangères». Un discours qui parle à des chefs d’Etat africains, à la peine dans les interminables tractations avec les ex-puissances colonisatrices. Mais si l’ex-URSS est à la traîne sur le plan économique, son offensive peut aussi permettre d’avancer sur d’autres fronts. Le plus en vue est celui de la sécurité.
«Avec un investissement d’une dizaine de milliards de dollars, il est difficile pour cet État de devenir un partenaire de développement économique, souligne Brice Minkoa. En revanche, il est des points où la Russie est très sollicitée: la lutte contre le terrorisme, l’armement, la formation des militaires et l’énergie nucléaire. Dans la lutte antiterroriste, l’offre russe a porté ses fruits dans le monde». Aujourd’hui, dans les zones de conflit ou sous pression du terrorisme, le déploiement militaire russe est avant tout vu comme une solution pour en finir avec les problèmes sécuritaires latents. Moscou a par exemple déjà supplanté Paris dans la formation militaire en Centrafrique mais aussi dans l’équipement des forces de défense de sécurité.
Le modèle pourrait être reconduit dans d’autres zones où l’Etat tente depuis de longues années de venir à bout de groupes rebelles ou terroristes: on pense déjà au Tchad, au Sud-Soudan, au Mali et même plus largement dans le Sahel. Si fait que, cette présomption a permis à Moscou d’étendre la toile de sa coopération sécuritaire au delà de sa zone d’influence traditionnelle pour se targuer de 27 accords de coopération militaire entre 2010 et 2017. Sur un trend haussier, son engagement sécuritaire se développe à destination d’autres pays africains où elle offre des conseils militaires lorsque des groupes de sociétés de sécurité privées ne sont pas à la manœuvre.
La Russie est de retour en Afrique
«L’Afrique peut tirer profit dans ce partenariat dans le transfert des technologies où les autres pays seraient encore en retard. La formation dans les domaines de la technologie ,de l’ingénierie en octroyant des bourses aux étudiants africains ou en créant des centres sur place», conjecture Brice Minkoa. «Les Etats africains représentés à Sotchi doivent prendre conscience qu’ils sont invités par Vladimir Poutine, non par philanthropie, mais parce que leurs pays représentent des intérêts économiques, commerciaux, militaires et énergétiques, souligne Régis Hounkpè. Toute la question qui doit préoccuper les dirigeants africains, l’Union africaine, la société civile africaine est celle de savoir si l’Afrique dispose elle-même d’une stratégie pour se développer par elle-même et par ses propres ressources»
Pour son grand retour, la Russie a sans doute beaucoup observé les stratégies des puissances en présence afin de rectifier le tir. Résultat: «le programme du Sommet de Sotchi reflète un renouvellement de la pensée idéologique de la Russie vers l’Afrique. Ce ne sont pas seulement les grands pays à grand intérêt économique qui prennent la parole, on pourra y voir les petits pays qui y sont associés. Ce qui est une manière pour la Russie de montrer qu’elle s’adresse à toute l’Afrique, relève encore Emmanuel Dupuy
A côté du sommet officiel des chefs d’Etat, il y a le contre-sommet qui rassemble des personnalités de la société civile africaine, des militants de la vigilance environnementale ou la biodiversité, des universitaires et académiciens qui, jusqu’à présent, n’étaient pas mises en exergue dans les sommets transcontinentaux, le plus souvent réservés à des chefs d’entreprise, des cabinets de conseil ou aux spécialistes, ajoute le président de l’IPSE. Cela dénote d’un changement d’approche par rapport à d’autres partenaires sur le Continent». La Russie est de retour en Afrique et elle compte le faire savoir au monde entier.
Source: La Tribune Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée