Utilisée par une start-up française installée dans le pays, la technologie de la blockchain permet d’échanger des informations de manière décentralisée et infalsifiable.
Fatou a l’embarras du choix. Pour soigner ses maux de tête qui durent depuis quatre jours, la jeune femme arpente les allées du marché Roxy, en plein cœur d’Abidjan, la capitale économique ivoirienne, à la recherche de médicaments pas chers. Autour d’elle, sur les étals comme sur les trottoirs, des milliers de plaquettes de comprimés orange, verts, rouges et bleus s’empilent, parfois sous un soleil de plomb ou à même le sol humide.
Pour 200 francs CFA (0,30 euro), elle se procure deux gélules, qu’on lui remet directement dans la main, sans indication de la posologie. Mais la commerçante tient tout de même à lui montrer la « boîte d’origine » précise-elle, où il est écrit « Efferalgan », un gage de sérieux à ses yeux.
Entre deux saisies spectaculaires par les forces de l’ordre ivoiriennes, Roxy, le plus grand marché de faux médicaments d’Afrique de l’Ouest, attire chaque jour des milliers de patients clients persuadés que tout y est vendu à bas prix. Pour Arounan Diarra, le président de l’Ordre national des pharmaciens de Côte d’Ivoire, il s’agit là d’une « légende qui se perpétue depuis que le marché a ouvert dans les années 1970. Le paiement à l’unité pousse les gens à croire que c’est moins cher qu’en pharmacie mais, en réalité c’est le contraire ».
Cette illusion n’est pas le plus problématique. Les médicaments vendus à Roxy, comme dans les milliers d’autres pharmacies de rue de Côte d’Ivoire sont des « produits médicaux de qualité inférieure ou falsifiés » (PMQIF). L’appellation, créée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), englobe ce qui est communément appelé les « faux médicaments », ces produits dont le principe actif a été altéré ou qui ont été rendus inefficaces par l’ajout d’autres substances, parmi lesquelles on retrouve souvent de la farine de maïs ou de la poudre de craie.
« Insuffisance rénale ou cardiaque »
Mais il s’agit aussi parfois de « vrais » médicaments, détournés du circuit légal qui se retrouvent sur des marchés parallèles, dans des conditions de conservation désastreuses entraînant le pourrissement du principe actif. « Les médicaments de la rue constituent un problème de santé majeur ici en Côte d’Ivoire », déplore M. Diarra.
Car la prise de PMQIF peut avoir des effets néfastes pour les populations qui les consomment. « En Côte d’Ivoire, tout le monde connaît un proche qui souffre d’une insuffisance, rénale ou cardiaque, provoquée par la prise de PMQIF », explique Arnaud Pourredon, le cofondateur de Meditect, une start-up française installée en Côte d’Ivoire. Financée par le laboratoire français UPSA, Meditect s’est lancé le défi « d’éradiquer le médicament de la rue », explique le jeune entrepreneur qui a interrompu ses études de médecine pour se consacrer à sa start-up. Mais la tâche s’annonce pour le moins ardue dans un pays où, d’après le ministère de la santé, entre 30 et 40 % de la population achètent des médicaments dans la rue.
« Nous étions frustrés de voir que les gros laboratoires pharmaceutiques européens sécurisaient bien plus les médicaments à destination du marché européen que ceux prévus pour le marché africain », explique M. Pourredon. Pour compenser ce manque de traçabilité des laboratoires français, les deux cofondateurs de Meditect se sont tournés vers la blockchain, une technique permettant d’échanger des informations de manière décentralisée, sécurisée et infalsifiable.
En l’espèce, l’information principale est le numéro unique apposé sur chaque boîte de médicaments que certifie Meditect. Dans la blockchain que la start-up a conçue, les laboratoires signalent les médicaments qu’ils ont fabriqués en précisant le numéro unique de la boîte. Et de l’autre côté de la chaîne, le pharmacien ou le patient s’assurent de leur achat grâce à une application. Aujourd’hui, près de 300 pharmacies, sur les 1 050 que compte le pays, sont équipées de cette technologie, et « 700 le seront d’ici à l’été 2020, soit la moitié des pharmacies ivoiriennes », annonce M. Pourredon.
« La honte du milieu »
Pour s’assurer que tous les acteurs de la chaîne sont concernés, la start-up française multiplie les outils de fidélisation. Une fois la boîte de médicaments scannée, le patient reçoit 200 mégaoctets de données sur son smartphone, tandis que le pharmacien, lui, est « recommandé » dans l’application, afin de « valoriser les bonnes pratiques », explique Arnaud Pourredon. A ce jour, la start-up a certifié plus de deux millions de boîtes de médicaments en Côte d’Ivoire, uniquement ceux du laboratoire UPSA, leur financeur.
« C’est un très bon outil de traçabilité, certes, mais la plupart des faux médicaments viennent du continent asiatique », tempère un pharmacien abidjanais, qui s’apprête néanmoins à utiliser l’application développée par Meditect. D’après Arounan Diarra, « si les laboratoires asiatiques et européens se partagent le marché du médicament, la balance des faux médicaments penche clairement en faveur des asiatiques ». Et la traçabilité des médicaments fabriqués par des laboratoires asiatiques n’est, à ce jour, pas à la portée de Meditect.
M. Diarra espère également que la blockchain permettra de lutter contre un autre fléau : la revente par des pharmaciens de vrais médicaments à des officines de rue : « La honte du milieu », précise M. Diarra. Les sommes d’argent en jeu sont considérables : le marché du faux médicament serait vingt fois plus rentable que celui de la drogue selon l’OMS. Cette profitabilité explique également qu’après chaque intervention des forces de l’ordre, le marché Roxy ressort de terre au bout de quelques jours. Depuis la dernière saisie qui date du 28 janvier, certaines commerçantes ont réinvesti les lieux et vendent à nouveau des comprimés. Cette fois, ils seraient « efficaces contre le virus qui vient de Chine ».
Source: Le Monde Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée