Objet d’une motion de défiance, le chef du parti islamo-conservateur Ennahdha, Rached Ghannouchi, est parvenu jeudi à conserver son siège de président du Parlement.
Les derniers jours ont été riches en rebondissements pour la scène politique tunisienne. Jeudi 30 juillet, Rached Ghannouchi, chef du parti islamo-conservateur Ennahdha, est parvenu à conserver son siège de président du Parlement, après un vote mouvementé sur une motion de défiance inédite dont il faisait l’objet. La « victoire » dont s’est aussitôt félicité M. Ghannouchi, laisse malgré tout l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), élue en octobre, profondément divisée. Le tout dans un contexte de paralysie politique avec un énième gouvernement en cours de formation et des relations de plus en plus crispées entre les principaux partis et le chef de l’Etat, Kaïs Saïed.
En décidant, samedi 25 juillet, de nommer un indépendant, Hichem Mechichi, comme nouveau chef de gouvernement, le président tunisien n’avait pas hésité à balayer les noms proposés par les formations arrivées en tête aux législatives, Ennahda et Qalb Tounès, le parti de l’homme d’affaires controversé Nabil Karoui. Un cavalier seul qui sonnait comme un âpre rappel du peu de considération du chef de l’Etat envers le jeu partisan.
Kaïs Saïed peut tirer profit du discrédit qui menace un hémicycle tunisien fragmenté comme jamais. La motion de défiance contre M. Ghannouchi – qui a rassemblé 97 voix favorables alors qu’il en aurait fallu 109 – est ainsi une première, dix ans après la révolution qui a chassé du pouvoir Zine El-Abidine Ben Ali et lancé la démocratisation du pays.
« Lutte de domination »
Ces derniers mois, M. Ghannouchi s’est ingénié à intimider le chef de l’Etat, voire à le ridiculiser, en marchant notamment sur ses plates-bandes dans le domaine des affaires étrangères, une prérogative du président. Désireux de voir émerger une coalition plus à son goût, il a aussi tout fait pour renverser le précédent chef de gouvernement, Elyes Fakhfakh, un social-démocrate qui avait été choisi, déjà, par Kaïs Saïed. Mais ces tentatives de déstabilisation et sa diplomatie parallèle lui ont valu une forte hostilité au sein du Parlement, sans vraiment parvenir à ébranler le chef de l’Etat.
Ce dernier « est en train de mener une lutte de domination pour asseoir son autorité », estime Amin Allal, chercheur à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain. Si le nouveau cabinet que doit former Hichem Mechichi obtient la confiance des députés d’ici fin à août, M. Saïed aura un homme de confiance à la tête de l’exécutif. Si ce n’est pas le cas, il pourra toujours dissoudre le Parlement.
Ennahda comme Qalb Tounès critiquent aujourd’hui la « présidentialisation » du régime. Mais c’est d’abord la crise des partis qui a fait pencher le rapport de forces en faveur du chef de l’Etat, largement élu lors de la présidentielle d’octobre 2019. Et en premier lieu l’échec du parti islamo-conservateur à installer rapidement à la tête du gouvernement l’homme de son choix malgré sa majorité à l’Assemblée. Un échec qui avait conduit Kaïs Saïed à s’impliquer davantage dans le processus de formation du gouvernement.
Ce dernier ne s’est jamais embarrassé de discours protocolaires pour évoquer son manque d’enthousiasme vis-à-vis du parlementarisme. « L’ère des partis politiques et de la démocratie représentative est révolue, ce n’était qu’un phénomène éphémère appelé à disparaître », affirmait le candidat Saïed en juin 2019, six mois avant le premier tour de la présidentielle, dans un entretien accordé au journal arabophone Acharaa Al-Maghrabi.
Depuis son élection, il n’a eu de cesse de circonscrire le terrain de jeu des partis, comme l’a démontré son choix quasiment unilatéral des deux derniers chefs de gouvernement. L’objectif ultime de Kaïs Saïed est de réviser le régime politique parlementaire et représentatif voulu par la Constitution de 2014 afin d’instaurer une démocratie directe. Souhaitant renverser la pyramide de l’Etat, il veut ancrer la légitimité au niveau local, notamment à travers des conseils locaux élus au scrutin uninominal, d’où émaneraient ensuite des conseils régionaux et, in fine, l’Assemblée nationale.
Voie institutionnelle ou voie révolutionnaire
Pourtant, ce projet de démocratie directe souffre aussi des contradictions de son porteur : juriste constitutionnaliste, Kaïs Saïed est viscéralement attaché au droit. Or, pour concrétiser ce dessein, il n’a que deux possibilités. La voie institutionnelle, qui l’obligerait à se soumettre aux règles de la démocratie représentative et aux procédures fastidieuses de la majorité des deux tiers ainsi que de l’aval d’une cour constitutionnelle pas encore instituée. Ou la voie révolutionnaire, qui le ferait sortir de la légalité et dont l’issue est difficilement maîtrisable. Dérogera-t-il à l’un de ses principes ou cherchera-t-il des leviers de pouvoir ailleurs ?
Pour l’heure, sa politique consiste à utiliser toutes les marges que lui octroie la Constitution, à l’instar de la nomination du chef du gouvernement ou de la redéfinition de « la sécurité nationale », l’une des prérogatives présidentielles, comme instrument de puissance.
En élargissant ce principe à la santé, la justice ou les questions sociales, Kaïs Saïed viendrait se jucher au-dessus du conseil des ministres, s’immisçant dans une action publique habituellement dévolue au gouvernement. Ses prises de parole récentes, son choix du ministre de l’intérieur comme nouveau chef du gouvernement sont autant de signes indiquant cette direction.
Source : Le Monde Afrique /Mis en ligne :Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée