Habib Jemli, chargé de former une coalition gouvernementale, hérite d’un climat morose marqué par une croissance atone, un chômage élevé et des déficits publics.
C’est une scène qui en dit long sur le climat ambiant en Tunisie : des chômeurs originaires de Gafsa, région du sud-ouest du pays, marchant à pied vers le palais de Carthage pour tenter de voir Kaïs Saïed, le nouveau chef de l’Etat fraîchement élu à la mi-octobre. Le président, qui avait été plébiscité par la jeunesse populaire des régions marginalisées de la Tunisie intérieure, les reçoit un à un, offrant écoute et embrassades.
Il est un peu le dernier espoir d’amélioration de leur situation économique et sociale. « Le vote sanction des Tunisiens aux élections [législatives du 6 octobre et présidentielle du 13 octobre] a montré qu’il y a une réelle attente sur le plan économique et social alors que, pour le moment, nous ne voyons pas de vision claire se dégager de la part des acteurs politiques », explique Hichem Elloumi, vice-président de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica). Le syndicat patronal travaille de pair avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la centrale ouvrière, pour proposer une feuille de route économique et sociale au gouvernement.
Les indicateurs économiques restent assez négatifs en cette période post-électorale. La croissance, qui devait atteindre les 3 % selon les déclarations du dernier gouvernement, stagne à 1,5 % malgré la reprise de secteurs tels que le tourisme. Indicateur du marasme, la production de phosphate – historiquement gros fournisseur d’emplois dans la région minière de Gafsa – est toujours enlisée : elle ne devrait pas excéder cette année les 2,7 millions de tonnes, contre les 4,3 millions envisagés. Le plus imprévisible reste toutefois la montée du malaise social, qui s’est déjà exprimée avec les résultats d’élections ayant sèchement désavoué les partis du « système ».
Un contexte « d’urgence »
Chaque jour amène son lot de préoccupations pécuniaires en Tunisie, du panier de la ménagère soumis à la hausse de prix des pommes de terre – ou de la crise du lait à venir –, jusqu’aux soucis à plus grande échelle : endettement de l’Etat qui peine à boucler son budget et un taux de chômage ne descendant pas en dessous du seuil des 15 %. A l’approche du mois de janvier, le risque d’un regain de contestations sociales plane sur le jeu politique en cours dans le pays.
Dans les milieux d’affaires et le secteur privé, Habib Jemli, personnalité chargée par le président Kaïs Saïed de former un gouvernement de coalition, est scruté de près. Le nom de M. Jemli a été proposé par Ennahda, le parti islamo-conservateur arrivé en tête – mais sans majorité absolue – à l’issue du scrutin législatif. Sera-t-il en mesure de rassembler autour de lui une équipe gouvernementale stable ? « Nous sommes ouverts au dialogue avec lui, mais nous sommes un peu inquiets face à la situation politique qui ne présage pas une stabilité, ajoute Hichem Elloumi. Il faut que ce futur gouvernement ait le soutien du Parlement pour éviter les dysfonctionnements qui ont marqué ces dernières années. » Le plus difficile pour Habib Jemli sera en effet d’arriver à rassembler les forces en présence à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), fragmentée en près de six partis.
Les tractations en cours se déroulent dans un contexte « d’urgence »,selon Khalil Amiri, secrétaire d’Etat chargé de la recherche scientifique et aussi l’un des auteurs du programme proposé par Ennahda pour servir de base aux négociations politiques du gouvernement. « Le programme d’Ennahda n’est pas celui du gouvernement puisqu’il appartient au chef du gouvernement de le changer, précise Khalil Amiri. Mais nous tenons à intégrer certaines réformes que nous avons suggérées sur le climat des affaires, l’administration, la concurrence afin de rendre notre économie plus compétitive et plus inclusive. »
Tendre la main à tous
Du côté du second parti à l’Assemblée, celui de l’homme d’affaires Nabil Karoui, Qalb Tounès (« Au cœur de la Tunisie »), les rencontres avec le nouveau chef du gouvernement restent cordiales mais aucune perspective d’alliance ne se dessine pour l’instant. « On devrait avoir un programme qui fait plaisir à tous les acteurs politiques puisque la stratégie du nouveau chef du gouvernement est de s’ouvrir à tous. Mais il risque de ne pas être très réaliste », s’inquiète Hatem Mliki, porte-parole du parti.
Les négociations autour du futur gouvernement devront être menées avec les partenaires sociaux, une coopération qui n’a pas toujours été aisée lors du précédent gouvernement de Youssef Chahed. La question de la restructuration ou de la privatisation des entreprises publiques – déficitaires dans leur majorité – a été une source de tension entre le dernier gouvernement et l’UGTT. C’est aujourd’hui l’un des dossiers prioritaires, selon les acteurs économiques du pays. Près de quarante-sept entreprises sont concernées. Les autres mesures difficiles à prendre porteront sur la réduction de la masse salariale dans le secteur public, l’une des plus élevées au monde en pourcentage du PIB (15 %), et un assouplissement de la fiscalité et de la bureaucratie pour que l’investissement reprenne.
« Ce n’est pas tant l’indépendance du chef du gouvernement qui compte que son courage politique pour prendre des mesures peu populaires, analyse Zyed Krichen, le rédacteur en chef du quotidien arabophone Le Maghreb. Nous sommes dans la dernière ligne droite pour avoir une chance de redresser un peu la situation économique, mais cela nécessite une vraie révolution dans la manière de définir des politiques. »
Le nouveau chef du gouvernement tend la main à tous, cherchant d’abord des alliés politiques avant de présenter son programme. L’une de ses premières rencontres était avec l’ancien ministre des finances et du développement en 2017, également pressenti pour être chef du gouvernement, Fadhel Abdelkefi. Ce dernier prône une refonte en profondeur du rôle de l’Etat tunisien dans l’économie et une politique sociale plus éthique et pragmatique, inspirée de l’ancien premier ministre français Michel Rocard.
Si la refonte de l’Etat semble prématurée pour le futur gouvernement, l’un de ses premiers tests sera de s’aligner avec la nouvelle loi de finances 2020 qui est actuellement discutée par le nouveau Parlement. L’une des priorités du projet de loi actuel est de réduire le déficit budgétaire qui devrait atteindre les 5,3 % du PIB, selon la Banque mondiale, au lieu des 3,9 % fixé par la loi des finances.
Source: Le Monde Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée