Alors que la pandémie de coronavirus a renforcé un certain « new normal » digital en Afrique en matière de transactions financières, le développement de la finance digitale questionne plus que jamais, surtout par rapport à l’ère post-Covid. Pierre Champsavoir, expert en développement et régulation du secteur financier et CEO du cabinet Coreum considérablement investi sur le continent, répond aux questions de La Tribune Afrique sur le sujet.
La Tribune Afrique – Après le rôle catalyseur joué par le mobile money et le mobile banking dans l’inclusion financière en Afrique, la finance digitale a pris de la vitesse pendant la pandémie en raison notamment du confinement et des mesures barrières. Le monde post-Covid étant en pleine gestation, quelle place y occuperait la finance digitale, sur le continent particulièrement ?
Pierre Champsavoir – La pandémie de COVID-19 fait payé un lourd tribut à l’économie mondiale. Néanmoins, en Afrique particulièrement, les opérateurs télécoms ont fait écho aux initiatives des gouvernements et banques centrales, les devançant parfois, en annulant les frais prélevés sur tout ou partie des transactions en mobile money. Dans des pays où l’économie de subsistance reste quotidien d’une majeure partie des populations, cette gratuité a fait tomber le dernier frein à l’adoption massive du mobile money face à l’argent liquide pour les populations les plus pauvres, qui ont pour la plupart déjà adoptée le téléphone mobile dans leurs usages. Ainsi, le risque sanitaire a fait naître l’opportunité d’une transition accélérée vers une économie digitalisée pour toutes et tous.
Néanmoins, si cette situation est amenée à durer, les opérateurs, les régulateurs et les Etats devront s’entendre afin de transformer cette réponse à la crise en un nouveau système. La gratuité de certaines transactions, condition sine qua non à une pérennisation de l’usage du mobile money, nécessitera l’invention de nouveaux modèles d’affaires et probablement la création de nouveaux partenariats. Côté régulateur, il y aura aussi fort à faire, car déjà on constate la difficulté dans beaucoup de pays d’assurer une régulation adéquate du mobile money : les opérateurs télécoms et les banques ne sont pas supervisées par les mêmes organes, et que ces derniers peuvent avoir pris du retard sur le plan technologique pour adapter leurs dispositifs de supervision macro prudentielle aux réalités de la finance digitalisée.
En tout état de cause, il y a là une opportunité pour l’Afrique de réaliser un bond significatif et de définir les nouvelles règles de son développement pour la période post-covid. Outres les avantages associés au respect des règles barrières actuelles, la finance digitale ouvre des perspectives stratégiques inédites pour les pays afin de contourner les difficultés liées aux spécificités de leurs territoires et populations. Cela pourrait permettre aux leaders de repenser les stratégies de développement durable, sur la base d’une infrastructure financière digitalisée réactive et adaptée aux grands espaces et à la diversité culturelle.
Sur quels leviers faudrait-il d’avantage appuyer pour accélérer la digitalisation de la finance en Afrique selon vous ?
Accélérer la digitalisation de la finance en Afrique nécessite de penser son développement selon deux prismes complémentaires, celui de la demande et celui de l’offre.
Au niveau de la demande, le principal levier à mes yeux réside dans l’investissement complémentaire dans l’éducation digitale et l’éducation financière, c’est-à-dire la compréhension et la maîtrise des technologies d’une part et l’apprentissage des principes et bonnes pratiques de la gestion financière d’autre part. Ces deux leviers permettront de développer une base d’utilisateurs avertis et solvables, nécessaire à la stabilité du système financier. En Afrique de l’Est où l’accès à des micro-crédits à travers son mobile est très développé, plusieurs études ont montré que le taux de défaut était de l’ordre de 10 fois plus élevé que par rapport aux micro-crédits traditionnels, avec une tendance au surendettement et à la « cavalerie », c’est-à-dire le paiement d’un crédit par la contraction d’un nouveau crédit. Il reste des efforts importants à réaliser pour stabiliser ce nouveau système tout en s’assurant qu’il serve positivement le développement des populations et de l’économie réelle.
C’est à ce titre qu’intervient le second levier, celui de l’offre. Pour permettre à la finance digitale de libérer tout son potentiel, les Etats Africains devront faire évoluer de manière compréhensive, cohérente et ambitieuse leurs cadres juridiques sur les différents pans qui compose la finance moderne. Au Kenya, faisant office de pionnier dans le mobile banking, la Banque Centrale a fait évoluer sa loi sur les systèmes de paiements nationaux en 2011 après le succès du lancement du service M-Pesa par l’opérateur de téléphonie mobile Safaricom. A ce jour, ces évolutions ne concernent encore que le paiement au détail, et non le paiement des gros montants, qui représente la face cachée du système financier, et qui s’appuie déjà sur des technologies maintenant vieillissantes.
La BCEAO pour sa part a récemment communiqué sur l’instauration d’un Comité Fintech, composé d’un bureau d’accompagnement des porteurs de projets ainsi que d’un laboratoire réglementaire, ou « regulatory sandbox ». Cependant, ces initiatives louables ne doivent pas se transformer en frein à l’innovation, mais bien participer à une dynamique coordonnée des acteurs publics et privés orientée vers le bien commun. Encouragé par les impacts visibles du mobile money sur l’inclusion financière, de nombreuses banques centrales collaborent sur ce sujet de convergence entre le digital et le développement durable dans le secteur financier, en particulier au sein de l’Alliance for Financial Inclusion, une initiative dont font partie bon nombre de banque centrale en Afrique, et qui vise à favoriser la coopération Sud-Sud sur ces sujets réglementaires.
Quel rôle les politiques pourraient-ils jouer ?
Pour finir, je pense qu’au niveau politique même, les Gouvernements des pays d’Afrique doivent s’emparer pleinement du sujet, afin de maîtriser les risques associés au contrôle et à la dépendance aux technologies sous-jacentes. Cela passera peut-être par une révision des partenariats stratégiques et la consolidation d’une approche collective de ces enjeux stratégiques. Néanmoins, si le principe de souveraineté numérique doit être considéré dès aujourd’hui, cela ne doit pas devenir une excuse pour freiner la transition vers la finance digitale à même d’accélérer les transformations nécessaires dans cette période inédite.
Source: La Tribune Afrique /Mis en ligne :Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée