Directrice du Centre de recherche biomédicale Christophe Mérieux à Brazzaville, Francine Ntoumi a été la première femme africaine responsable du secrétariat de l’Initiative multilatérale sur le paludisme (MIM). Spécialiste des maladies infectieuses, bardée de récompenses et membre de plusieurs comités scientifiques internationaux, dont le fameux Global Health Scientific Advisory Committee de la fondation Bill & Melinda Gates, elle est aujourd’hui aux avant-postes de la lutte contre la Covid-19.
La Tribune Afrique – Que recouvre le Centre Christophe Mérieux de Brazzaville, que vous avez fondé en 2018 ?
Francine Ntoumi – Le centre de recherche sur les maladies infectieuses a été lancé il y a 2 ans, grâce au Prix Christophe Mérieux (ndr : dont elle est la lauréate 2016). Nous y conduisons des recherches relatives au VIH-Sida, à la tuberculose, au paludisme, aux maladies diarrhéiques, mais aussi au chikungunya et à la Covid-19 et nous y formons des scientifiques. Le centre compte une trentaine de collaborateurs dont un data analyste, des étudiants, des biologistes et des techniciens de laboratoire et il fait aussi office de centre de dépistage du SARS CoV-2 en ce moment.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans une carrière scientifique ?
Je rêvais de devenir pilote de ligne, mais de sérieux problèmes oculaires sont venus balayer cette ambition. Comme j’avais le goût de l’énigme, en désespoir de cause, je me suis orientée vers la science, mais rien ne me prédisposait à cette carrière. Je suis née à Bacongo, un quartier populaire de Brazzaville, de père ingénieur-électricien et de mère infirmière-puéricultrice. Mes grands-parents étaient très pauvres et j’ai vite compris que la réussite passerait par les études. J’ai vu mes parents affronter les difficultés du quotidien avant qu’ils obtiennent une bourse du gouvernement pour poursuivre leurs études en France. Mon enfance a été ponctuée par des allers-retours entre la France et le Congo. J’ai obtenu un Doctorat en physiologie de la reproduction sur une thématique qui n’a rien à voir avec l’Afrique puisque je réalisais des recherches financées par des éleveurs de visons pour accélérer la pousse des poils de l’animal. J’ai finalement trouvé une solution grâce à la fameuse mélatonine [Rires]. Après ce doctorat, j’ai eu la chance d’être acceptée en post-doctorat à l’Institut Pasteur où j’ai découvert le paludisme. J’y ai également rencontré mon premier rôle-modèle, Dr. Odile Mercereau-Puijalon, qui est une femme d’une simplicité et d’une intelligence remarquables.
En entrant dans la ville de Brazzaville, une immense affiche à votre image accueille les visiteurs : serait-ce une initiative pour promouvoir les femmes et la science au Congo ?
Cette campagne d’affichage est une initiative en lien avec la Fondation L’Oréal qui promeut les femmes et la Science. Les différents prix que j’ai reçus [Prix Kwame Nkrumah de l’Union africaine pour les femmes scientifiques (2012), Prix scientifique Georg Forster de la fondation Alexander von-Humboldt (2015), prix Christophe Mérieux de l’Institut de France (2016), etc., ndlr] permettent d’associer la réussite scientifique à la réalité. Cette campagne d’affichage est relayée par des sessions de sensibilisation dans les écoles, des bourses pour les étudiants et des stages de découverte. Nous souhaitons encourager les jeunes filles à s’orienter vers la science au lycée, car au Congo, une femme doit d’abord se marier et avoir des enfants avant de penser à s’épanouir dans une carrière professionnelle. Or, la science reste synonyme de longues études et de « voie de garage », faute d’infrastructures scientifiques et de débouchés suffisants à l’échelle nationale.
Après une carrière amorcée en France où vous disposiez des dernières technologies de pointe, pourquoi avoir décidé de rentrer en République du Congo ?
L’expression du retour s’est matérialisée à travers le choix de ma recherche sur le paludisme. Malheureusement, pendant que je réalisais mon postdoctorat en France, la guerre civile a éclaté au Congo, bloquant toute velléité de retour. L’un des directeurs de l’Institut Pasteur m’a alors proposé de rejoindre le Centre international de recherche médicale de Franceville au Gabon. J’y suis restée cinq ans. J’y ai appris à diriger une équipe de recherche, mais aussi à m’intégrer dans un pays que je ne connaissais pas (…) Après quelques années, il était clair qu’il me fallait rentrer au Congo pour avoir la possibilité de suivre la progression de mes recherches sur la durée (…) Mes parents s’en étaient sortis grâce à une bourse d’études, mais ils ont décidé de rentrer alors qu’ils auraient pu vivre tranquillement en France. Il m’a semblé assez évident qu’il fallait que je rentre à mon tour.
Vous êtes reconnue comme une experte mondiale en matière de paludisme. Quelles sont les principales découvertes que vous avez faites à ce jour ?
J’ai été l’une des premières en Afrique à étudier les parasites tels qu’on les trouve dans leur environnement naturel, et non pas ceux qui sont cultivés en laboratoires et qui présentent des propriétés sensiblement différentes. J’ai également montré les mutations du virus en fonction de l’état de santé du porteur, j’ai conduit des travaux relatifs à l’immunité naturelle au Gabon et à la résistance du virus.
Comment êtes-vous devenue membre de la Fondation Bill et Melinda Gates (en 2016, le fondateur de Microsoft déclarait vouloir éradiquer le paludisme en une génération en investissant plus de 4 milliards d’euros)?
Deux fois par an, Bill Gates réunit un groupe de scientifiques internationaux pour décider des grandes orientations. Un jour, j’ai reçu un courriel du directeur à ce sujet. J’ai d’abord cru à un « faux », mais en observant le logo, je me suis dit que cela pouvait être vrai… C’est ainsi que j’ai rejoint cette fondation qui est très impliquée dans la lutte contre le paludisme. Mais la question est la suivante : pourquoi n’arrive-t-on pas à l’éradiquer ? Peut-être parce que l’argent pour financer la recherche vient encore à manquer…
Le paludisme est-il encore considéré comme une « maladie de pauvre » ou fait-il l’objet d’un regain d’intérêt avec la perspective de son retour sous d’autres latitudes ?
Aujourd’hui, le risque de migration des moustiques est réel et le changement climatique va changer la donne. C’est à partir de ce postulat que certains anticipent, conscients de l’importance de résoudre des pathogènes dont on ne se préoccupait pas suffisamment jusqu’ici […] Cela dit, la rapidité de la connaissance du virus SARS-CoV-2 contraste avec celle du paludisme auquel on ne s’intéresse que trop peu et qui manque cruellement de financement. Un vaccin est en cours de validation par l’OMS, mais son efficacité est de l’ordre de 35% seulement […] En ce moment, la fondation Bill & Melinda Gates finance notamment des travaux de recherche dans un laboratoire de haute sécurité situé à Bobo-Dioulasso au Burkina Faso, qui travaille sur des moustiques transgéniques. D’ailleurs, cette année, deux femmes ont reçu le Prix Nobel de Chimie [la Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer A. Doudna, ndlr] pour leur méthode de modification qui a été utilisée sur les moustiques par exemple.
Sommes-nous déjà engagés sur la voie d’un néo « Jurassic Park » ?
Exactement ! Jurassic Park n’est plus de la science-fiction. Le procédé permettra notamment de rendre les mâles stériles. On peut aussi imaginer la solution du remplacement qui consiste à transformer des moustiques par manipulation génétique avant de les réintégrer dans leur milieu naturel afin qu’ils s’y répandent et qu’ils transforment de façon exponentielle la population de moustiques dans son ensemble, en quelques générations. Bien sûr, tout cela doit se faire avec les plus grandes précautions, car il ne s’agit pas de jouer aux « apprentis-sorciers » en transformant impunément la nature.
Comment expliquez-vous les réserves de l’OMS concernant les propriétés de l’Artémisia annua, cette plante utilisée pendant des siècles par les Chinois, qui avait permis aux soldats Viêt-Cong de résister au paludisme pendant la guerre du Vietnam ?
En 2015, la Chinoise Tu Youyou a reçu le Prix Nobel de Médecine pour sur ses travaux concernant l’Artémisia annua. Les médicaments qui nous soignent du paludisme aujourd’hui viennent de cette plante, c’est un fait. Cela étant dit, l’OMS ne peut pas valider le fait qu’il faille prendre 3 sachets de thé par jour pour lutter contre une maladie comme la Covid-19, il faut le prouver [la tisane d’Artémisia annua est préconisée par les autorités malgaches, ndlr]. Les plantes peuvent guérir, mais elles peuvent aussi tuer. L’OMS ne dit pas que l’Artémisia annua ne guérit pas, mais elle demande un protocole, avant de prescrire des infusions.
Beaucoup d’Africains utilisent les plantes en raison du prix élevé des médicaments et c’est d’ailleurs pour cela qu’il existe des tradi-thérapeutes qui prescrivent les dosages des phyto-médicaments.
Quels ont été les impacts sanitaires de la Covid-19 en République du Congo ?
Près de 5 500 cas ont été recensés au Congo pour 92 décès [au 30 octobre 2020, ndlr]. J’appartiens à plusieurs comités comme l’Africa CDC ou celui de l’OMS sur la médecine traditionnelle et la Covid-19, qui dresse une feuille de route pour l’évaluation de plantes médicinales contre cette maladie justement. Deux pays africains ayant développés des protocoles locaux qui semblent fonctionner et sur lesquels je ne peux pas me prononcer pour l’instant, nous ont déjà sollicités pour revoir des guidelines (lignes directrices) qui leur permettront le cas échéant, d’être homologués.
Alors que le Secrétaire général de l’ONU alertait d’un chaos sanitaire susceptible d’entraîner des millions de morts, le continent semble avoir mieux résisté que prévu à la pandémie et les populations n’ont pas toutes fait du coronavirus, leur priorité sanitaire. Comment l’expliquez-vous ?
Si l’Afrique semble mieux résister que d’autres régions du monde, cela peut tenir à plusieurs explications comme à la jeunesse de sa population ou à son environnement. Le pangolin ayant été dédouané, l’un des réservoirs du SARS-CoV-2 identifié a été la chauve-souris qui est assez largement consommée en Afrique centrale […] Les scientifiques africains doivent apporter des réponses scientifiques à toutes leurs hypothèses comme celle de l’immunité croisée par exemple. Pour ce faire, ils doivent disposer des financements nécessaires pour conduire leurs recherches or, 75% des ressources viennent de l’étranger.
Cependant, les fonds pour la lutte contre la Covid-19 ont rapidement été débloqués. Au niveau de notre laboratoire, nous devrions atteindre près de 1M€ de subventions pour nos activités de recherche contre la Covid-19, essentiellement de l’Europe.
Combien avez-vous reçu simultanément de subventions pour la recherche contre le paludisme ?
La Covid-19 a provoqué la mort de 92 personnes au Congo. C’est un chiffre qui n’a aucune commune mesure avec ceux du paludisme [plus de 450 000 morts par an au niveau mondial, selon l’OMS, ndlr] dont les financements représentent pourtant peu de chose comparativement. Ils doivent osciller entre 200 000 et 250 000 euros. Entre les financements mobilisés pour la Covid-19 et le paludisme : il n’y a pas match !
En 25 ans, la contribution obligatoire des pays membres de l’OMS est passée de 50% à 18%, faisant dire à Germain Velasquez, ancien directeur à l’OMS, que « le secteur privé et les fondations ont pris le contrôle de l’organisation ». Ne pensez-vous pas que cette situation a fragilisé l’OMS?
Il existe des organisations sous-régionales de la santé dans toute l’Afrique, mais sont-elles suffisamment efficaces ? On jette la pierre à l’OMS, mais c’est une organisation très importante sur le continent, peut-être plus qu’en France où le président Macron peut facilement appeler ses conseillers scientifiques pour prendre un avis alors qu’en Afrique, nos dirigeants appellent l’OMS qui conserve une solide influence.
L’influence de l’OMS n’a-t-elle pas été fragilisée par l’épidémie d’Ebola en 2014, dont elle relativisait l’ampleur alors que MSF tirait la sonnette d’alarme ?
Ebola a quelque peu ébranlé la toute puissance de l’OMS en Afrique. C’était un épisode violent et l’OMS a peut être oublié qu’il ne fallait pas seulement venir « faire le job », mais qu’il fallait aussi l’organiser avec les populations. Les morts ont du sens dans nos pays. En Guinée par exemple, on ne peut pas imaginer se débarrasser d’un corps sans cérémonie. A cette époque, des émissaires de l’OMS ont été parfois malmenés par des populations qui ne comprenaient pas la situation, ni la dangerosité de la maladie. Il y a eu des réactions, non pas contre l’OMS, mais contre cette « non préparation ».
En 2012, Jacques Chirac lançait à Cotonou, une campagne contre les faux médicaments qui représentent encore près de 10% de la production mondiale selon l’OMS. Fake news et faux médicaments, ne risquent-ils pas de freiner l’adhésion des populations à de nouveaux vaccins ?
Il faut rester vigilant face à la désinformation et aux fake news. Quant aux tests de médicaments pratiqués sur les populations africaines, ils ne peuvent se réaliser sans la complicité des Africains eux-mêmes. Sans minimiser la responsabilité des étrangers qui testent ces médicaments en Afrique, il faut que ceux qui ont fait entrer la menace en toute connaissance de cause dans le pays soient aussi considérés comme responsables.
En 2019, vous apparaissiez dans le film documentaire Femmes et Science en Afrique : une révolution silencieuse, écrit par Kate Thompson-Gorry et Michel Welterlin. En 2021, vous serez à l’honneur d’une bande dessinée. Etes-vous en passe de devenir le prochain rôle modèle scientifique en Afrique ?
(Rires). Même si elles sont encore peu nombreuses, il existe déjà des femmes « rôles-modèles » comme la Sénégalaise Awa Marie Coll Seck [médecin, chercheuse et femme politique, ex-responsable de département à l’ONUSIDA à Genève de 1996 à 2001, ndlr] qui est une véritable source d’inspiration ou encore Wangari Maathai [1940-2011, ndlr], la Kenyane qui avait reçu le Prix Nobel de la Paix en 2004 pour son engagement en matière d’environnement. A titre personnel, je rencontre souvent des femmes scientifiques brillantes en Afrique du Sud ou en Zambie par exemple, mais faute de visibilité, elles ne sont pas encore en mesure de jouer les rôles-modèles…
Source : La Tribune Afrique/ Mis en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée