Inceste en Tunisie : « Les mères ne pouvaient pas ne pas savoir »

Monia Ben Jémia, à Tunis, en 2017

L’inceste sévit en Tunisie aussi. S’il est tabou d’en parler, Monia Ben Jémia ne s’y résigne pas. Dans un livre-réquisitoire, « Les Siestes du grand-père » (Editions Cérès), elle raconte et interpelle.

« Dire, ne plus se taire. » À la fin de son ouvrage Les Siestes du grand-père (Cérès éditions), Monia Ben Jémia enjoint les victimes d’inceste à lever l’omerta qui détruit des vies dans le silence feutré des secrets de famille. Entre récit et fiction, la juriste et universitaire, connue en Tunisie comme l’une des plus tenaces militantes pour les droits des femmes et les libertés, fait voler en éclat le tabou des tabous : l’inceste.

Ce mot que même les moteurs de recherche réduisent à un simple interdit, quand ils ne renvoient pas à des sites pornographiques, ce mot, dont il est difficile de quantifier la réalité, est un crime que Monia Ben Jemia dénonce. Elle ose, là où tant se taisent, comme pour débarrasser Nedra, son héroïne, du monstre qui hante sa vie et l’efface.

La chanteuse Barbara le désignait par « L’aigle noir », pour Nedra ce sera la pieuvre ; une chose tentaculaire et si repoussante qu’elle en devient inqualifiable. Pourtant, la justice lui a donné un nom : inceste. Mais il est toujours terrible de soumettre les siens à l’opprobre publique et on préfèrera se punir plutôt que de voir le coupable écoper d’une peine.

Nedra oscille entre souvenirs d’une enfance heureuse faite de tendresse, de soleil et de rires et le côté obscur que cache l’autorité altière d’un grand-père. Une blessure qui ne guérit pas et un secret dont le philosophe Vladimir Jankélévitch dit qu’« il est mieux conservé à plusieurs ». Le lecteur en devient dépositaire, prend la mesure des doutes, de l’ambivalence sociale et fait sien le réquisitoire de Monia Ben Jemia. Par son propos pionnier, elle ouvre la voie de la parole aux victimes d’inceste.

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« Les siestes du grand-père » de Monia Ben Jémia, 108 pages

Jeune Afrique : Vous livrez un récit d’une justesse troublante, alors qu’on se serait attendu à une étude académique. Pourquoi ce choix ? Les débats actuels, en France notamment, vous ont-ils incitée à vous emparer du sujet ?

Monia Ben Jemia : J’ai longtemps travaillé ce texte et je l’ai remis à mon éditeur en 2019. À l’époque, le mouvement « Me too » invitait à libérer la parole et à dénoncer les abus sexuels mais l’inceste n’était pas évoqué. Au moment d’écrire, j’avais effectué des recherches et constaté que les études sur ce sujet sont rares et que seules quelques références, notamment celles du Pnud, sont disponibles.

CETTE VIOLENCE EST RENDUE ENCORE PLUS TERRIBLE PAR LE SILENCE DES PROCHES »

L’agenda de publication de l’éditeur fait que le livre sort aujourd’hui en même temps que diverses dénonciations qui mettent ce sujet au cœur de l’actualité. Ces démarches confluentes et significatives montrent que ce tabou n’est plus tolérable et qu’il faut en finir avec ce silence qui fait des victimes des coupables. L’omerta n’est plus possible.

Les Siestes du grand-père, ce titre anodin et charmant, rappelle le silence rituel qui accompagne la torpeur des débuts d’après-midi. Ce même silence qui scelle le secret de famille…

L’inceste, qu’il soit fait d’attouchements ou de rapports sexuels, ne passe pas inaperçu. Bien souvent, il ne concerne pas un seul enfant mais plusieurs d’une même famille, qu’ils soient du même âge ou de générations différentes. Bien souvent, ceux qui commettent l’inceste y ont été soumis dans leur enfance.

Se pose alors la question de qui savait. Les mères ne pouvaient pas ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas deviner mais elles acceptaient la situation imposée par l’autorité du patriarche de manière tacite.

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D’autres membres de la famille étaient témoins de ce crime dans la discrétion la plus absolue. L’inceste est surtout masculin et s’exprime avec perversion. Pour préserver l’hymen d’une petite fille, certains iront jusqu’à la sodomie. Cette violence, commise par un être supposé être bon avec l’enfant, est rendue encore plus terrible par le silence des proches.

IL FAUT DU TEMPS POUR QU’UN « INCESTÉ » RÉALISE QU’IL N’EST PAS COUPABLE »

Les sociétés ont-elles suffisamment évolué pour être capable aujourd’hui d’écouter et d’entendre ?

Elles ne peuvent faire autrement. Elles ont d’ailleurs, pour la plupart, produit des lois condamnant l’inceste. Mais il faut aussi donner aux victimes, et surtout aux enfants, les mots pour pouvoir exprimer ce qu’ils ont vécu. Les entendre est essentiel pour qu’ils intègrent qu’ils sont des victimes.

Il faut du temps pour qu’un « incesté » réalise qu’il n’est pas coupable, qu’il n’a rien fait pour provoquer son bourreau. Lever les ambiguïtés est impératif pour que la victime, qui s’est sentie effacée, spoliée d’une part d’elle-même, puisse retrouver son intégrité.

Après avoir consigné ce récit-fiction d’une justesse effrayante, où en êtes-vous ?

L’écriture a été une épreuve en soi, pour être au plus près de la vérité et la dire de manière simple et intelligible. Évidemment, il s’agit de dénoncer l’inceste en tant que crime mais il m’importait de signifier que l’on pouvait trouver les mots et s’exprimer sur un sujet aussi douloureux. Désigner l’innommable est finalement salvateur.

Source: Jeune Afrique/Mis en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée

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