Elu président de la Tunisie le 13 octobre 2019 avec 72,71 % des voix, Kaïs Saïed a créé une surprise de taille dans le paysage politique tunisien. Candidat indépendant, ce juriste constitutionnaliste de 61 ans a mené campagne sans grands moyens, notamment auprès de la jeunesse, lasse des promesses non tenues de la révolution de 2011. Sa première visite en France a notamment été consacrée au conflit libyen, sujet d’inquiétude majeur pour cette jeune démocratie encore fragile.
Premier déplacement hors du continent africain depuis votre élection, votre visite de « travail et d’amitié » à Paris se solde par la promesse d’un nouveau prêt de 350 millions d’euros, d’une aide sur la santé et d’une ligne de TGV. Vous importait-il donc beaucoup de placer votre début de mandat sous le signe d’une coopération accrue avec la France ?
La France et la Tunisie partagent traditionnellement une coopération forte, même si elle a connu des épisodes mouvementés. Nous sommes au sud de la Méditerranée, face à la France. Et c’est la géographie qui a fait l’histoire…
Avec le président Macron, nous avons évoqué des collaborations classiques, mais aussi des projets-phares au rang desquels figure la construction d’une cité sanitaire à Kairouan et l’idée d’une ligne TGV qui relierait Bizerte au sud du pays. Un projet énorme, qui pourrait changer fondamentalement la Tunisie, puisqu’il faudrait deux heures pour rallier Tunis à Gabès, alors que pour l’heure il faut une journée entière.
S’agissant de la relation franco-tunisienne, le Parlement tunisien a rejeté mi-juin une motion demandant officiellement à la France de présenter des excuses pour les crimes commis « pendant et après la colonisation ». Qu’en pensez-vous ?
Cette démarche relève de règlements de comptes. Pas entre la France et la Tunisie, mais entre certains partis politiques. Bien sûr, en France ou en Tunisie, nul n’oublie les atrocités, les guerres, les crimes du passé. Mais au lieu de retourner à l’histoire, construisons ensemble une histoire nouvelle. On peut résoudre ces problèmes autrement que par des excuses solennelles, par exemple à travers des aides, une coopération économique, médicale…
Le dossier principal de votre visite reste le conflit libyen. Emmanuel Macron a sévèrement critiqué l’intervention de la Turquie, l’accusant de mener un « jeu dangereux » en Libye. Partagez-vous cette inquiétude ?
Le problème libyen concerne les Libyens ! Certes, il y a une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, qui représente la légalité internationale, mais elle ne peut pas être perpétuelle. Il y a aussi les interventions étrangères, et le conflit libyen a fini par devenir international, alors que c’est un problème national. Lorsque les mercenaires russes sont entrés en Libye, c’est devenu un problème entre deux empires : américain et russe. Les règles du jeu ont changé.
J’ai proposé un certain nombre de solutions. Comme réunir les chefs de tribu, en vue de rédiger une Constitution provisoire permettant d’organiser les pouvoirs publics ; puis de préparer une nouvelle Constitution admise par tous les Libyens. Mais j’insiste sur un point : la Tunisie n’acceptera jamais une partition de la Libye. Cela pourrait être le préalable à une partition aussi des Etats voisins.
La Tunisie a payé cher cette guerre qui n’en finit pas : sur le plan financier, sécuritaire et même au sein de sa classe politique. Comme si le problème libyen était tuniso-tunisien, les uns soutiennent le camp de l’est, les autres celui de l’ouest. Et cela ne fait qu’envenimer la situation. Ce qu’il faut, c’est coordonner les positions de l’Algérie et de la Tunisie pour permettre aux Libyens de trouver leur solution.
Même si la Tunisie n’a plus connu d’attentats de grande ampleur depuis 2015, n’êtes-vous pas inquiet du risque de déstabilisation ?
Non, car les problèmes de la Tunisie sont des problèmes tunisiens… Le fait que quelques dizaines de familles détiennent l’essentiel de l’économie est à l’origine de la fracture qui traverse notre société. Les Tunisiens n’ont pas de problème d’identité ou de religion, ils souhaitent seulement faire valoir leurs droits à la santé, aux services publics sociaux…
Or, cela, les partis politiques ne l’ont pas compris. La Tunisie de 2020 n’est pas celle qu’ils ont connue entre 1956 et 2011. Désormais, les jeunes ne veulent pas rester aux marges, mais être des citoyens acteurs en politique.
A Tataouine, dans le sud, des jeunes dénoncent violemment la non-application d’un accord de 2017 promettant des emplois et des aides pour cette région marginalisée. Vous avez été élu par cette jeunesse. N’est-ce pas un désaveu ?
En 2017, au début de la contestation à Tataouine, j’avais conseillé aux manifestants d’élaborer des projets sans attendre que l’Etat décide pour eux. Ils ne m’ont pas écouté, mais je vais les recevoir d’ici quelques jours et leur tiendrai ce même discours. Et nous allons mettre en place un plan de développement régional pour répondre à leurs besoins.
Durant votre campagne, vous avez prôné un renversement de la pyramide du pouvoir du bas vers le haut – élections locales et révocabilité des élus. Pensez-vous avoir les moyens de réussir ?
J’engagerai cette réforme, même si je ne dispose pas des forces suffisantes à l’Assemblée, car il faut les deux tiers des députés. C’est le cours de l’histoire. La Tunisie a besoin d’une nouvelle Constitution, d’une philosophie politique autre que celle qui prévaut depuis plus de soixante ans. Lorsque tous les Tunisiens seront conscients qu’il faut changer le cours de l’histoire, alors on trouvera les moyens politiques, juridiques.
Sur le plan économique non plus, les perspectives ne sont pas réjouissantes. Pensez-vous qu’il faudra passer par des privatisations d’entreprises publiques ?
La situation des entreprises publiques a empiré, non parce qu’elles sont « publiques », mais parce qu’elles ont été victimes de corruption. Mais si l’élu est redevable du mandat à son électeur et s’il est sous son contrôle quotidien, alors les choses changeront.
Et puis, toute ma vie, j’ai entendu que la Tunisie n’avait pas d’argent… Mais, au fond, est-ce que vraiment elle en manque, ou bien est ce que l’argent est ailleurs ? C’est un problème d’éthique politique qui peut être résolu autrement que par des privatisations. Prenons l’exemple du service public de santé. Les hôpitaux tunisiens sont au niveau de dispensaires parce qu’on a laissé le champ libre aux investisseurs privés. Durant l’épidémie de Covid-19, une cinquantaine de personnes sont mortes du virus, mais combien sont décédées d’autres pathologies parce qu’elles n’ont pas trouvé de place à l’hôpital ou que leur détresse a été ignorée ?
Votre parcours de professeur de droit ne vous prédestinait pas à la politique. Que retenez-vous de vos huit premiers mois d’exercice du pouvoir ?
J’ai appris que je n’appartiens pas à la même galaxie que les hommes qui se qualifient de « politiques ». Ma candidature à la présidentielle a été le choix des jeunes. C’est un lourd fardeau, mais c’est un parcours qu’on fera ensemble. Ça ne sera pas facile. Les forces politiques, ceux qui ont de l’argent, ne laisseront pas faire. Mais c’est mon rêve : non d’être président, mais d’être au rendez-vous avec l’histoire.
Nous sommes entrés dans une nouvelle ère. On ne peut pas continuer à gouverner avec les techniques des siècles passés. Le problème n’est pas seulement tunisien. Le peuple veut qu’on lui donne les moyens de gouverner.
Source: Le Monde Afrique /Mis en ligne :Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée