À l’heure où l’Algérie affirme son retour sur la scène régionale, comment s’implique-t-elle dans le conflit sahélien ? L’Algérie qui est la plus grande puissance de la région, notamment sur le plan militaire, envisage-t-elle une autre forme d’engagement face au terrorisme islamique qui embrase le Sahara et le Sahel au sud de son territoire ? Entretien avec le chercheur Djallil Lounnas.
Djallil Lounnas est un chercheur algérien spécialiste de la mouvance jihadiste, professeur associé de relations internationales à l’université al-Akhawayn, au Maroc. Il est l’auteur de l’ouvrage Le jihad en Afrique du Nord et au Sahel : d’Aqmi à Daech, aux éditions Les Presses de la Fondation pour la recherche stratégique/Harmattan.
RFI : L’Algérie, qui s’est battue contre le terrorisme islamique sur son territoire, ne s’est pas engagée hors de ses frontières lorsque le terrorisme a migré dans le Sahara et le Sahel, dans les pays qui bordent sa frontière sud (Mauritanie, Mali, Niger). Djalill Lounas, comment analysez-vous ce qui a été, depuis le début de la guerre au Sahel, la position de l’Algérie face à ce conflit ?
Djalill Lounas : Dans les années 1990, le chef de l’état-major de l’armée algérienne, le général Mohamed Lamari et plus tard son successeur le général Ahmed Gaid Salah, estimaient que l’armée n’avait pas vocation à être déployée à l’étranger. Pour eux, l’armée algérienne devait défendre les frontières et lutter contre le terrorisme à l’intérieur de l’Algérie. C’est ce qui explique pourquoi, jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas eu de déploiement à l’étranger et pourquoi toutes les opérations menées par l’armée pour éliminer des groupes terroristes se sont toujours déroulées sur le sol algérien.
Les frontières entre le sud algérien et le Mali sont poreuses et sont habitées de part et d’autre par des populations touarègues qui circulent beaucoup dans la région et de fait, tout ce qui touche au Sahel affecte directement la sécurité nationale et la stabilité de l’Algérie. Dans les années 1990, l’Algérie a joué un rôle de médiation dans les crises qui opposaient les rébellions touarègues et les gouvernements du Mali et du Niger. Dans ce contexte, l’actuel chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à al-Qaïda, Iyad Ag Ghali, qui n’était à l’époque qu’un des principaux chefs des rebelles touaregs, a participé avec d’autres à ces médiations avec les autorités de l’époque. Des liens se sont créés, d’autant que les positions d’Iyad Ag Ghali rejoignaient souvent celles de l’Algérie, quitte à être parfois en porte-à-faux avec ses compagnons de rébellion. Il signe les premiers accords d’Alger censés mettre fin à la crise, intervient dans des affaires d’otages et plus récemment, en 2020, il montre qu’il est prêt à ouvrir un dialogue avec Bamako. C’est pourquoi les autorités algériennes ont longtemps pensé, et pensent encore, qu’il est possible d’ouvrir un dialogue avec lui.
L’Algérie a toujours été un acteur majeur de la région et elle a toujours œuvré pour préserver l’intégrité du Mali, tout en comprenant qu’il y avait des revendications légitimes des populations touarègues, notamment du fait de la pauvreté, de l’exclusion sociale et économique. La position de l’Algérie a toujours été d’intégrer les Touaregs dans le tissu politique malien, tout en reconnaissant certaines de leurs demandes et en investissant dans des projets économiques et sociaux de développement dans le nord du Mali. Une approche qui a toujours visé à amener les Touaregs à renoncer à leurs revendications autonomistes ou indépendantiste pour maintenir l’unité nationale du Mali. C’est un point très important pour l’Algérie, car elle a toujours craint que ce type de revendication autonomiste ne se développe aussi sur son territoire, notamment parmi ses populations du sud. L’Algérie a cherché à intégrer ses populations touarègues et l’a a fait avec succès, et c’est cette stratégie qu’elle a proposé au Mali.
Mais depuis la dernière rébellion touarègue qui revendiquait l’autonomie de l’Azawad, la situation a totalement changé sur le terrain, avec le développement des organisations jihadistes et de la guerre qui a aujourd’hui embrasé l’ensemble du Sahel.
Effectivement. Vous avez d’abord les problèmes structurels qui ont amené les crises touarègues qui ont perduré. Les accords de 1991, de 2006 et de 2009, qui ont été passés avec les Touaregs, n’ont jamais été réellement appliqués. Et dans les années 2000, le problème terroriste est venu se superposer. Zone de passage pour les groupes terroristes dans les années 1990, le Sahel s’est transformé à partir de 2003 en zone de déploiement permanent pour le GSPC (le Groupe salafiste pour la prédication et le combat). La faiblesse des États sahéliens, l’existence de trafics en tous genres et le fait que l’armée algérienne empêche tout retour des combattant du GSPC en Algérie, en fermant les frontières, va amener le GSPC à rester au Sahel et à s’insérer. Cela attire al-Qaïda et Ben Laden, qui sont alors à la recherche de nouveaux fronts et de nouveaux partenaires, et cela facilitera l’adhésion du GSPC à al-Qaïda sous le nom d’Aqmi (al-Qaïda au Maghreb islamique).
Iyad Ag Ghali, qui était un interlocuteur crédible pour Alger, qui avait joué un rôle de médiateur dans les années 2000 pour obtenir la libération d’otages, qui avait même été nommé à l’issue d’une nouvelle rébellion en 2006 conseiller du président puis consul à l’ambassade du Mali en Arabie saoudite avec le soutien d’Alger, va alors se radicaliser, et cela, Alger ne l’avait pas prévu. À l’occasion de son séjour en 2006 et 2007 en Arabie saoudite, il se convertit au wahhabisme. De retour au Mali, Iyad Ag Ghali, qui bénéficie d’un grand prestige parmi les Touaregs, s’affirme comme un islamiste radical. Il se détache des rébellions et s’engage dans un autre combat pour l’islam. Il crée Ansar Dine au début 2012, monte en puissance et devient un élément très important dans la stratégie d’Aqmi, avec qui il s’allie. D’autant qu’il entretient depuis les années 2000 de très bonnes relations avec les chefs d’Aqmi, Belmokhtar et Abou Zeid, qui cherchent à cultiver des relations avec les populations touarègues, pour pouvoir se maintenir sur place. Iyad va y contribuer et en remerciement un membre de sa famille, Abdelkrim al-Targui est nommé chef d’une katiba (une unité combattante) d’Aqmi, un fait unique à l’époque pour un chef touareg.
Face à cette évolution, quelle est la stratégie algérienne ?
L’Algérie va alors essayer d’appliquer à la question malienne la stratégie de réconciliation qu’elle a déjà utilisée sur le plan national, quand elle a combattu le terrorisme sur son sol, ce qu’elle appelle « la solution politique ».
Pour les autorités algériennes, le terrorisme se nourrit d’abord du soutien des populations et ensuite des finances. Donc pour elles, la priorité est de séparer la population du groupe terroriste. De plus, l’Algérie pense qu’il est possible de dialoguer avec des brigades et même avec des individus, pour les convaincre de se rendre et de renoncer à la violence, en échange d’une amnistie et de mesures favorisant leur réinsertion sociale. C’est ce qu’elle a fait et l’Algérie estime que c’est comme ça qu’elle a réussi. Entre 1999 et 2015, environ 15 000 terroristes ont bénéficié de ces mesures, le recrutement s’est tari et la violence terroriste a quasiment cessé. Cette stratégie a débouché sur un cessez-le-feu avec l’Armée islamique du salut (AIS) en 1997, sur la destruction du GIA en 2004 et la quasi-disparition d’Aqmi en Algérie.
Donc pour Alger, au Sahel, il faut distinguer les groupes jihadistes des groupes touaregs. Les groupes comme Aqmi, al-Mourabitoune, Mujao, JNIM sont des groupes terroristes à vocation transnationale, qu’il faut séparer des groupes touaregs à visée locale. Pour cela, Alger préconise d’abord de séparer les groupes jihadistes des populations locales. Et ensuite d’engager une lutte anti-terroriste avec le soutien des populations locales contre les jihadistes. Tout en laissant la porte ouverte pour ceux qui veulent se rendre. Les autres restant totalement isolés sont alors éliminés ou contraints de se rendre.
Alger pense que l’échec des rébellions et la non mise en place des accords dans les années 1990-2000 ont été des catalyseurs de radicalisation. Aussi pour Alger, un dialogue avec le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM) est possible et souhaitable, ce qui n’est pas le cas pour l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS). Cette « solution politique » est un dialogue inclusif avec tous les acteurs pour un accord politique. Au niveau des demandes territoriales, cette approche propose plutôt une régionalisation, un système fédéral, avec une véritable politique d’intégration sociale des Touaregs, mais pas une indépendance.
Cependant, le processus de réconciliation nationale engagé à la fin des années 1990 en Algérie, et dont est dérivée cette approche, s’est fait dans un contexte de victoire militaire sur les groupes armés et de rejet large et massif des Algériens pour les groupes terroristes. C’est cela qui a permis l’application de cette stratégie. Au Sahel, les conditions sont différentes, les groupes jihadistes sont en position de force et l’État est en situation de déliquescence, de plus les zones rurales qui constituent l’essentiel du Sahel sont totalement hors du contrôle de l’État.
L’Algérie est-elle parvenue à appliquer cette approche au Sahel ?
L’Algérie a été confrontée à plusieurs problèmes dans la mise en place de sa méthode au Sahel. Il y a eu d’abord les accords d’Alger de 2012, qui n’ont pas fonctionné. Iyad Ag ghali qui avait signé un accord en décembre, le rejette deux semaines plus tard, en janvier 2013, pour des raisons qui ne sont pas très claires, et a attaqué avec le Mujao (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest) les troupes maliennes. Alger est pris de court et considère que Iyad les a doublés.
En avril 2013, le président Bouteflika est victime d’un AVC. Or, en Algérie à cette époque, la diplomatie est l’affaire du président. Cependant, après une période de flottement, les autorités algériennes décident de réagir et rappellent un grand connaisseur du Sahel, Ramtane Lamamra, qui est à l’époque le commissaire pour la paix et la sécurité de l’Union africaine, et le nomment ministre des Affaires étrangères avec pour mission de regagner le terrain perdu par l’Algérie dans les négociations au Sahel, ce qu’il fait.
Pendant les deux ans qui vont suivre, alors que le président est malade et que le pays est affaibli, l’Algérie va reprendre ses médiations au Sahel et en parallèle, elle va renforcer de manière considérable la fermeture de ses frontières en déployant 80 000 hommes aux frontières libyenne et sahélienne. Le but étant d’interdire tout retour de jihadistes en Algérie, d’autant qu’il y a eu la prise d’otages d’In Amenas en 2013. Ce renouveau d’activité débouche sur les accords d’Alger de 2015, qui sont, bien qu’imparfaits, les accords les plus aboutis à ce jour, où toutes les parties renoncent à accéder à l’indépendance, prévoyant l’intégration des rebelles touaregs dans l’armée et des enquêtes sur tous les massacres et les crimes commis de part et d’autre. Les accords sont signés par toutes les parties, même si certaines ont signé sous pression. Mais en 2015, le Mali est extrêmement affaibli. Les jihadistes de retour sont très offensifs. Les accords ne sont pas mis en place et l’Algérie plonge dans une très grave crise économique et politique interne, qui se traduit par un retrait de l’Algérie de la scène régionale et internationale pendant plusieurs années.
Avec le président Abdelmadjid Tebboune, l’Algérie est-elle de retour au Sahel ?
À partir de janvier 2020, le président Abdelmadjid Tebboune, qui veut surtout s’inscrire en porte-à-faux par rapport à son prédécesseur, s’active pour faire revenir l’Algérie sur la scène internationale, à commencer par son environnement immédiat au Sahel et en Libye. Sur le Sahel, l’Algérie redevient très active pour obtenir la mise en application des accords d’Alger. Il y a des réunions de travail avec différents acteurs comme à Kidal pour mettre en place des institutions transitoires, ou plus récemment avec la visite du ministre des Affaires étrangères, Ramtame Lamamra, au Mali. On observe aussi un fort rapprochement de l’Algérie avec le Niger, qui va abriter à Niamey le siège de Takouba (le nouveau dispositif militaire qui prend la relève de Barkhane).
En décembre 2020, le président Tebboune modifie la Constitution. Alors que l’Algérie s’interdisait toute intervention militaire extérieure, le président intègre deux nouveaux articles dans la Constitution : l’article 91 et l’article 31. L’article 91 dit en substance : « Le président de la République après accord des deux chambres peut déployer l’armée à l’étranger », et l’article 31 dit que l’armée peut participer dans le cadre de mission de la paix, à des opérations de l’ONU, de la Ligue arabe et de l’Union africaine. Un changement qui va susciter beaucoup d’interrogations à l’extérieur et beaucoup de spéculations sur une possible intervention de l’armée algérienne.
Cependant, en mars 2021, le président affirme que l’armée ne va pas intervenir. Il dit alors dans une communication : « Je n’ai pas envie d’envoyer les enfants du peuple se faire tuer pour les autres », et dans une référence à l’Occident, il laisse entendre : « Nous n’irons pas remplacer les Français au Sahel. »
En juin, le ton change. Le président Tebboune fait une nouvelle communication à l’occasion d’une interview du journal Le Point dans laquelle il déclare que « l’Algérie ne laissera pas le Mali devenir un sanctuaire pour les jihadistes », et précise : « Nous pensons que la résolution du conflit ne peut se faire que dans le cadre des accords d’Alger », confirmant l’option de la solution politique. Toutefois, à la question : « L’Algérie va-t-elle intervenir militairement ? », le président répond : « On n’en est pas encore là pour l’instant. » Donc l’Algérie ne compte pas intervenir militairement mais ne l’exclut pas si la situation l’exigeait.
Alger reste extrêmement prudent sur l’option militaire. L’Algérie a toute la puissance et les moyens de projection mais sa principale crainte, c’est un enlisement. Elle se contente pour l’instant de renforcer sa présence aux frontières. Alger a réactivé récemment son initiative de 2009 pour la création d’un comité d’état-major opérationnel conjoint avec le Niger, la Mauritanie et le Mali, basé à Tamanrasset. Elle développe sa coopération militaire en formation et en armement avec le Niger, tout en multipliant les initiatives au Mali pour mettre en place un accord de paix. L’Algérie est donc bien de retour et elle entend prendre toute sa part dans la résolution du conflit au Sahel.
Source: RFI Afrique/ Mis en ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée