L’internationalisation de la guerre en Libye menace la stabilité et la neutralité de la Tunisie. Au sommet du pouvoir, c’est un sujet de tensions.
Pas simple pour la jeune démocratie tunisienne, la seule à avoir transformé son « printemps arabe ». Les deux pays avec lesquels elle partage des frontières sont dans des situations complexes mais différentes. L’Algérie, la puissance régionale, vit depuis plus d’un an une crise en légitimité politique majeure. Côté Libye, près de cinq cents kilomètres de frontière commune, la persistance et l’intensification de la guerre augmentent les risques. Quand Kadhafi a été « dégagé » en 2011, l’espoir était grand à Tunis de voir naître une démocratie à Tripoli. Les querelles internes ont ruiné ce projet. Désormais, des puissances extérieures sont ouvertement entrées dans le pays : la Turquie en Tripolitaine (Ouest), la Russie en Cyrénaïque (Est). En arrière-plan, les Émirats arabes unis, l’Égypte, des services européens. Il est coutume de dire que ce qui se passe en Libye concerne la sécurité et la stabilité tunisiennes. Et cette fois-ci, le conflit s’est invité dans la vie politique.
Un conflit qui mine le monde arabe
Depuis l’indépendance, le président Bourguiba a édifié une doctrine en matière d’affaires étrangères qui demeure en vigueur : on ne se mêle pas des affaires de ses voisins, on ne juge pas. On propose le compromis, les médiations, on privilégie les coulisses aux déclarations fracassantes. Ce qui a permis à la Tunisie, hôte du sommet de la Ligue arabe en 2019, de réussir l’exploit d’accueillir à la même table ronde l’Émir du Qatar et le Saoudien Mohamed Ben Salman, dont le royaume a fermé ses frontières avec Doha depuis 2017 dans le but d’asphyxier son économie. Aucun autre pays arabe n’aurait pu réunir sur la même scène des ennemis de cette envergure.
L’internationalisation du conflit en Libye divise le monde arabe, dans la foulée des guerres en Syrie et au Yémen. Deux camps s’affrontent, sèment la discorde au sein du monde arabo-musulman : celui mené par Abu Dhabi avec l’Égypte et la Russie (qui a son propre agenda) et celui emmené par Ankara et le Qatar. Les premiers soutiennent le maréchal Haftar quand les seconds appuient le gouvernement d’entente nationale installé à Tripoli depuis 2017. Les Émiratis affirment être en guerre contre « l’Islam politique », quand les Turcs disent être venus au secours du gouvernement soutenu par la communauté internationale. Tunis a toujours reçu les deux camps.
Le regard insistant d’Ennahdha, le parti islamiste
Kaïs Saïed a récemment précisé, lors de sa visite de travail et d’amitié à Paris, que la légitimité était à Tripoli, mais que tout pouvoir est temporaire et que toute légitimité nécessite d’être renouvelée via des élections. Il a martelé qu’une « partition de la Libye » était hors de question. Le parti islamiste Ennahdha est soupçonné de plaider en faveur de la Turquie d’Erdogan. Ridha Driss, membre de la Choura, décrypte la pensée de son parti : « Ce qui concerne la stabilité et la sécurité de la Libye concerne notre stabilité et notre sécurité, raison pour laquelle il faut rester extrêmement prudent. » « Ennahdha n’acceptera jamais une présence militaire permanente en Libye, mais c’est un fait géostratégique qu’aujourd’hui les Émirats, l’Égypte, le Qatar, la Turquie et d’autres sont présents sur le sol libyen » poursuit-il. « Et nous ne sommes pas naïfs, tous ces pays veulent le pouvoir ». « Nous sommes d’accord avec le président de la République, nous n’avons pas d’autres choix que de traiter avec le gouvernement de Fayyez el-Sarraj soutenu par la communauté internationale ». Et d’ajouter : « Certainement pas avec le modèle militaro-fasciste de Benghazi, mené par Haftar et ses alliés ». Il précise que « l’expérience réussie de la démocratie tunisienne nous donne l’obligation morale de prendre position ».
Un coup de téléphone de Rached Ghannouchi, président du Parlement et du parti Ennahdha, au président du gouvernement de Tripoli a créé des tensions avec Kaïs Saïed. La Constitution précise que les affaires étrangères relèvent des prérogatives du président de la République. « Que le président refuse que Rached Ghannouchi ait des rapports avec des dirigeants internationaux, c’est un sujet de désaccord », poursuit Driss, notant qu’il « ne s’agit pas d’un problème de fond, mais de forme ». Côté Parlement, le chaudron du Bardo, la Libye s’est récemment invitée en séance plénière.
Bras de fer à l’Assemblée des représentants du peuple
Le 4 juin dernier, la représentation nationale, 217 députés, répondait à un texte déposé par le bloc parlementaire PDL (16 élus) emmené par Abir Moussi, avocate, ex-zélote de la dictature Ben Ali, désormais reconverti au bourguibisme. On discuta « Libye et diplomatie parlementaire ». Débat qui en cachait un autre. Abir Moussi, en guerre ouverte contre le mouvement Ennahdha (elle prône la réouverture de procès pour ses dirigeants), accusait Rached Ghannouchi de soutenir ouvertement l’intervention turque en Libye. La motion fut biffée après négociations entre blocs parlementaires afin qu’aucun pays ne soit cité. Motion qui n’a pas obtenu la majorité à l’issue d’une plénière où de nombreux députés, de tous bords, ont plaidé pour la neutralité tunisienne. Durant la campagne électorale, Ghazi Chaouachi du parti Attayar, devenu ministre depuis, ne cachait pas sa colère d’avoir vu l’ambassadeur des Émirats arabes unis au côté d’Abir Moussi lors d’une conférence de presse. L’ingérence a vite été oubliée. Un consensus transpartisan existe à Tunis pour demeurer prudent sur ce dossier. Quelques coups de canif idéologiques ne devraient pas remettre en question une conception des affaires étrangères qui privilégie la discussion.
Source : Le Point Afrique /Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée