Les Tunisiens élisent dimanche 6 octobre leur nouveau Parlement dans un contexte politique fragmenté où de nouvelles forces bousculent les partis traditionnels.
Les Tunisiens s’apprêtent à voter, dimanche 6 octobre, pour renouveler leur Parlement dans un climat lourd d’incertitude et de tensions. Trois semaines après un premier tour d’une élection présidentielle marqué par l’irruption d’un duo de candidats « outsiders » – le juriste conservateur Kaïs Saïed et le magnat de la télévision Nabil Karoui –, cette troisième élection parlementaire depuis la révolution de 2011 risque fort d’ajouter à la confusion du paysage politique tunisien.
Dans ce contexte volatil, le parti Ennahda, issu de la matrice islamiste et associé à toutes les coalitions gouvernementales depuis 2012, veut apparaître comme le capitaine stable du navire, « garant d’une stabilité institutionnelle et politique », selon Anouar Maârouf, ministre des technologies et de l’information affilié au parti. « Nous avons compris le message du premier tour, le cri des régions défavorisées et d’une jeunesse en faveur de la préservation des acquis de la révolution. Cela nous a permis de recentrer le message d’Ennahda », déclare-t-il.
Ce « recentrage » se traduit par un relatif durcissement du discours du parti, à rebours de la rhétorique consensuelle qui avait été la sienne depuis 2015. Evoquant les alliances post-électorales, le patron du parti, Rached Ghannouchi, annonçait ainsi le 27 septembre que son parti « s’alliera aux forces de la révolution et aux forces engagées dans la lutte contre la corruption ». Ennahda ne tenait pas ce type de langage en 2015 quand il avait scellé une coalition gouvernementale avec Nidaa Tounès, la formation « moderniste » fondée par l’ancien chef d’Etat Béji Caïd Essebsi.
Une sérieuse concurrence
C’est que les temps ont changé. L’option stratégique embrassée ces dernières années, celle de la mutation d’une mouvance islamiste vers un parti « civil » et « démocrate » associé au pouvoir, a beaucoup coûté à Ennahda auprès de son électorat historique pris à contre-pied. De 89 sièges parlementaires en 2011, le parti est passé à 69 lors de la mandature de 2014 et le score (12,8 %) de son candidat Abdelfattah Mourou au premier tour de la présidentielle ne lui a pas permis de passer la barre du second tour. Le réservoir d’Ennahda est passé de 1,5 million de votes en 2011 à moins de 500 000 en 2019
A l’occasion du scrutin législatif du 6 octobre, le parti islamo-conservateur risque d’être confronté à une sérieuse concurrence émanant des listes de Qalb Tounès (« Au cœur de la Tunisie »), le parti créé en 2019 par Nabil Karoui. Qualifié pour le second tour de la présidentielle, le candidat est en prison depuis le 23 août dans le cadre d’une affaire d’« évasion fiscale » et de « blanchiment d’argent » et s’est vu refuser à quatre reprises une remise en liberté. Les instituts de sondage placent toujours Qalb Tounès en tête devant Ennahda, mais cet avantage n’a cessé de se réduire au fil des semaines, un essoufflement que les partisans de M. Karoui imputent à son maintien en détention.
S’ils dénonçaient initialement dans son arrestation une « manœuvre politique » orchestrée en coulisse par le chef du gouvernement, Youssef Chahed, les soutiens de M. Karoui tirent désormais à boulets rouges sur Ennahda. Ce dernier serait, selon eux, à l’origine de la politisation de l’affaire ayant bloqué sa remise en liberté. Nabil Karoui a d’ailleurs adressé une lettre à Rached Ghannouchi la veille de la décision de justice qui a rejeté son dernier appel, mardi 1er octobre.
Un paysage fragmenté
« Je refuse de m’allier avec vous et avec votre parti et c’est la raison pour laquelle je suis encore en détention », écrit Nabil Karoui. Une telle mise en cause est récusée par Anouar Maarouf, le ministre Ennahda. Celui-ci rappelle que Rached Ghannouchi s’est personnellement prononcé en faveur de la présence de Nabil Karoui dans la campagne électorale, tout en soulignant que le parti « respecte aussi les décisions de justice ».
Outre l’issue du duel entre Ennahda et Qalb Tounès, qui conditionnera la formation du futur gouvernement, l’enjeu du scrutin du 6 octobre sera la cohésion d’un Parlement qui s’annonce plus émietté qu’en 2014. La division de la famille « moderniste » en listes rivales et le refus ferme d’Ennahda de s’allier à certains candidats annoncent déjà un paysage parlementaire fragmenté. La montée probable, selon les sondages, de listes indépendantes telles celles du mouvement Aïch Tounsi, bouleverse le positionnement des partis traditionnels. Parmi les nouveaux venus sur la scène électorale figurent aussi des formations radicales dont le discours nationaliste, voire antifrançais, a rencontré un certain écho lors du premier tour de la présidentielle
Tel est notamment le cas de la coalition El-Karama (« Dignité »), menée par le candidat à la présidentielle Seifeddine Makhlouf – arrivé en huitième position – réputé être l’avocat d’individus soupçonnés d’appartenir à des organisations terroristes. El-Karama compte dans ses rangs des candidats issus des Ligues de protection de la révolution, milices islamo-révolutionnaires apparues au lendemain de la chute de la dictature en 2011. « lls n’appartiennent pas à un groupe monolithique homogène ou à un courant idéologique structuré, commente Mohamed Dhia Hammami, chercheur en sciences politiques. On ne sait pas trop comment ils vont se comporter au Parlement, vu que certains d’entre eux n’ont aucun tabou, notamment pour dénoncer les agissements du ministère de l’intérieur. »
Trouver des alliances
Seifeddine Makhlouf ainsi que d’autres candidats recourant comme lui à une rhétorique nationaliste et antifrançaise – tels Safi Saïd et Lotfi Mraïhi – ont annoncé leur soutien à Kaïs Saïed au second tour de la présidentielle du 13 octobre. Arrivé en tête au premier tour devant Nabil Karoui, M. Saïed, juriste expert en droit constitutionnel, a affiché ouvertement son conservatisme social et religieux et sa filiation avec le message révolutionnaire de 2011. Mais il a aussi rejeté tout soutien politique aux législatives et va porter plainte contre l’utilisation de sa photo dans une banderole de la liste El-Karama.
Dans le camp d’en face qui se réclame d’un « modernisme » héritier du bourguibisme, le camouflet infligé au chef du gouvernement, Youssef Chahed, qui n’a recueilli que 7,4 % des suffrages à la présidentielle, inquiète jusqu’au sein même de son parti Tahya Tounès, une dissidence de Nidaa Tounès. Il lui faudra trouver des alliances, mais celles-ci sont à ce stade incertaines. « Le plus important est d’offrir une stabilité face à la montée de certains extrêmes, révolutionnaires ou antisystème », confie un cadre du parti s’exprimant sous le sceau de l’anonymat.
Du côté de Qalb Tounès, le parti de M. Karoui, idéologiquement proche de Tahya Tounès en dépit de la violente rivalité qui a opposé les deux formations durant la campagne présidentielle, on affirme vouloir créer un « rassemblement de toutes les forces modernistes », allant même jusqu’à vouloir sceller une alliance avec le Parti destourien libre (PDL), composé d’anciens partisans du dictateur Ben Ali et d’anti-islamistes, et présidée par la tête de liste Abir Moussi. Egalement candidate à la présidentielle, Mme Moussi avait réalisé un score peu probant lors du scrutin, mais sa formation mise sur une percée au Parlement. En acceptant de s’allier avec ce type de forces, Qalb Tounès semble remettre au goût du jour la polarité opposant les « islamistes » aux « modernistes » qui avait si bien réussi à Nidaa Tounès en 2014. Il n’est toutefois pas sûr que l’épouvantail « anti-islamiste » fonctionne aussi efficacement qu’il y a cinq ans.
Source: Le Monde Afrique/Mis en ligne: Lhi-Tshiess Makaya-exaucée