Pour gagner sa guerre contre les violences sexuelles faites aux femmes, le pays doit d’abord plonger dans sa tragique histoire.
Le fléau de la violence contre les femmes secoue l’Afrique du Sud, où 110 viols sont recensés chaque jour et où 30 femmes ont été tuées par leur conjoint durant le seul mois d’août 2019. Pour certains experts, le taux de violence basée sur le genre peut être comparé avec celui de pays en guerre. C’est simple, le nombre de viols a augmenté de 3,9 % pour s’établir à 41 583 au cours de l’année 2019, soit le nombre le plus élevé depuis quatre ans. Durant cette même année, 2 771 femmes ont été assassinées. « L’Afrique du Sud est l’un des endroits les plus dangereux au monde pour une femme, avec un niveau de violence comparable à celui d’un pays en guerre », a reconnu récemment le président sud-africain Cyril Ramaphosa, qui a annoncé un plan d’urgence pour lutter contre ce fléau.
La partie immergée de l’iceberg
Face à de tels chiffres, difficile pour le pays de Nelson Mandela de mettre en exergue un quelconque progrès lors de la journée du 8 mars. Contrairement aux précédentes journées de réflexion sur les droits des femmes, cette année, il n’a pas été question de la violence basée sur le genre dans les débats publics. Au-delà de la forte actualité liée à la pandémie de coronavirus, le malaise est fort dans la société sud-africaine alors que le président Cyril Ramaphosa a lancé –ou plus tôt il s’est engagé à s’attaquer de front à – la problématique sans que les premiers résultats soient encore visibles. Quelles sont justement ces mesures et peuvent-elles réellement répondre à un fléau qui semble relever de la culture du viol dans l’imaginaire populaire ? Et si les violences sexuelles faites aux femmes avaient quelque chose à voir avec les fantômes du passé politique de l’Afrique du Sud ?
Un passé qui a forgé la notion de la masculinité
Il faut le dire d’emblée : les violences basées sur le genre sont les conséquences d’une violence endémique qui caractérise l’Afrique du Sud depuis la période coloniale. En effet, Pumta Gqola, l’auteure de l’ouvrage intitulé Le Viol : le cauchemar sud-africain (Rape : A South African Nightmare), explique la hausse des statistiques sur les viols après 1994 par le fait que les femmes noires ont pu, elles aussi, porter plainte. Avant, le viol était non seulement une caractéristique essentielle de la domination coloniale britannique, mais son acceptation dans les esprits s’est faite par le biais d’une infantilisation généralisée des populations noires. « Sous le colonialisme et l’apartheid, les Africains adultes étaient désignés, garçons et filles, légalement et économiquement infantilisés », écrit Gqola. « Affirmer sa masculinité était alors un moyen de rejeter cette position », ce qui explique pourquoi les femmes se sont retrouvées piégées entre deux conceptions extrêmes de la masculinité. D’autre part, « sous l’apartheid, aucun homme blanc n’a été pendu pour viol et les seuls hommes noirs qui ont été pendus pour viol ont été reconnus coupables de viols de femmes blanches », révèle Pumta Gqola. En conséquence, les violences et agressions envers les femmes noires ont été rarement condamnées. Et ces femmes n’avaient pas non plus accès à la police, les commissariats étant jusqu’à des années après des lieux hostiles. Les femmes ont joué un rôle important dans la lutte contre l’apartheid, elles ont été systématiquement persécutées, agressées ou violées. Ainsi, de génération en génération, les femmes prennent de plein fouet l’histoire brutale de l’Afrique du Sud, où l’« hyper-masculinité » – c’est-à-dire l’affirmation du pouvoir masculin – nie l’existence de la femme en tant qu’être à part entière, voire la chosifie. Aujourd’hui, les facteurs des violences sont complexes et couvrent toute la gamme psychosociale, de la pauvreté et du chômage à la violence intergénérationnelle et aux traumatismes infantiles. Deux rapports explosifs de Human Rights Watch parus en 1995 et un rapport d’Interpol de 1996 ont fini par cimenter cette perception et donner à l’Afrique du Sud, le statut de « capitale mondiale du viol ».
Et maintenant ?
Combattre ce fléau national, c’est agir à deux niveaux. Dans un premier temps, la lutte contre les violences faites aux femmes est avant tout une prise de conscience que l’éducation et l’enseignement sont des leviers qui aident, dans un tel contexte de violence, à la protection des populations vulnérables, telles que les femmes, mais également les filles et les enfants plus généralement. Alors que la violence, les comportements violents sont tolérés/appris dans les foyers, au sein des communautés, ainsi que dans les écoles, il est urgent de briser ce cercle de violence chez les plus jeunes eux-mêmes, trop souvent exposés à la négation de la femme. Ainsi, si rien n’est fait en matière d’éducation, la société sud-africaine continuera à engendrer des générations d’individus violents, dont des violeurs-prédateurs sexuels. La violence est en fait le seul moyen d’expression et d’affirmation d’une autorité à la fois dans la sphère publique et dans la sphère privée. De l’autre côté, l’État lui-même doit mettre en œuvre des politiques publiques en faveur de la lutte contre les violences envers les femmes. C’est donc dans un tel contexte que le gouvernement sud-africain, et plus particulièrement le président Cyril Ramaphosa, a fait l’annonce d’une série de mesures concrètes afin de répondre à l’appel de la société civile sud-africaine exigeant une meilleure protection des femmes dans le pays.
Conformément à ce qui avait été annoncé lors de la séance conjointe du Parlement, en octobre 2019, un plan d’action d’urgence a été mis en œuvre, dès novembre. L’augmentation à hauteur de 1,6 milliard de rands supplémentaires des ressources financières, l’accès à la justice pour les victimes ainsi que le renforcement de la justice pénale en matière d’infractions sexuelles sont devenus le cœur de ce dispositif. L’établissement de tribunaux dédiés exclusivement aux infractions sexuelles, de centres de soins et de centres d’appels ouverts 24 heures sur 24 est également le point d’orgue pour la lutte contre les violences basées sur le genre.
La justice sommée d’agir plus vite
Face à la lenteur de la justice, le gouvernement a déclaré urgence nationale le traitement des dossiers de crimes sexuels dans de meilleurs délais et/ou rouverts. La police sud-africaine est à la fois renforcée par de nouvelles recrues et formée à une meilleure prise en charge des victimes. Les fonctionnaires travaillant auprès des enfants, notamment, ainsi que des personnes en situation de handicap font désormais l’objet d’une vérification beaucoup plus renforcée en fonction du registre national des délinquants sexuels. Enfin, les campagnes d’éducation, de sensibilisation et de prévention sur diverses plateformes médiatiques ont également été encouragées dans ce plan d’action d’urgence.
Si, sur le papier, cette succession de mesures semble aller dans le bon sens, les ressources financières mises à la disposition des victimes, et plus particulièrement des survivantes, engendrent déjà quelques polémiques, d’autant plus qu’au plus haut sommet de l’État aucune déclaration n’a été faite sur la gestion et la nomination des administrateurs de ce fonds de lutte contre les violences basées sur le genre. Par conséquent, la plus grande crainte des observateurs est qu’à nouveau l’État fasse les mêmes erreurs que par le passé en échouant à mettre en place une meilleure coordination entre les parties prenantes agissant pour la lutte contre les violences faites aux femmes, en l’occurrence l’État et la société civile. Les décisions prises par le gouvernement dans un contexte d’indignation à la fois locale mais également internationale pourraient à terme être contre-productives tant le défi est grand et demande une meilleure concertation pour une mise en œuvre d’une politique publique en faveur des femmes, et plus particulièrement des victimes, beaucoup plus effective.
Bien que le président Cyril Ramaphosa ait exigé des rapports hebdomadaires sur la mise en œuvre du plan, pour l’instant, il paraît encore très difficile de mesurer les progrès accomplis, d’autant plus que sa mise en œuvre doit être accompagnée d’un changement de mentalité de l’ensemble de la société sud-africaine, ce qui est loin d’être gagné tant l’« hyper-masculinité » est profondément ancrée dans ce pays.
Source: Le Point Afrique/Mis en ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée