L’impact mondial du Covid-19 va au-delà du sanitaire. Ali Moutaïb, spécialiste de la guerre économique, nous en livre les aspérités pour l’Afrique.
La pandémie du Covid-19 a mis en lumière d’importantes failles dans la gouvernance de nombreux pays, notamment quant à la prévention sanitaire. Alors qu’elle avait fini par être perçue comme un poste de dépense et de coût, la santé va se révéler poste d’investissement dans la gestion du risque économique. Il convient donc de compléter l’analyse des professionnels de santé par celle de spécialistes de l’assurance-risque, voire de professionnels capables de véritablement penser l’éventualité d’une crise sanitaire de grande envergure, comme une guerre régionale ou mondiale. C’est en cela que l’analyse d’un spécialiste de la guerre économique fait sens. Pour ce qui concerne le continent africain, le fait qu’il vienne du Maroc, un des pays au cœur de la problématique de l’émergence par la création de chaîne de valeur locale, de la réflexion sur le modèle de développement, mais aussi de la question de l’intégration panafricaine, donne à l’analyse une force particulière. Directeur des programmes de l’École de guerre économique au Maroc, fondateur et directeur associé du cabinet d’intelligence stratégique Hyperboree Advisors, Ali Moutaïb est aux premières loges de tous les enjeux soulevés par cette crise sanitaire du Covid-19 pour l’Afrique. Il s’est confié au Point Afrique.
Le Point Afrique : Le Covid-19 a provoqué une crise sanitaire sans précédent. Quelle leçon l’Afrique doit-elle en tirer quant au financement de son secteur de santé ?
Ali Moutaïb : Plus qu’une crise, le Covid-19 a provoqué une véritable catastrophe sanitaire dans des pays comme l’Italie et l’Espagne, suivis probablement par d’autres pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni. En cause, le manque de moyens matériels et humains dans les hôpitaux. L’impact sanitaire, politique et économique qu’aura engendré la propagation du Covid-19 demeure sans précédent à travers le monde.
À l’instar de l’ensemble de la communauté internationale, les pays d’Afrique devront faire face à cette crise, en mettant à jour leurs mécanismes et dispositifs stratégiques alors même que leur système de santé est plus vulnérable. Si les conséquences sanitaire et économique au niveau du continent africain restent difficiles à estimer, cette crise aura eu le mérite de démontrer que la santé devra dorénavant être placée comme secteur stratégique et prioritaire pour le développement du continent. Pour cela, les États africains devront répondre à différents défis : investissement dans le secteur pharmaceutique afin de répondre aux besoins croissants de la population ; création d’emplois durables dans le secteur ; arrêt de l’exportation du personnel de la santé en proposant des conditions de travail optimales au niveau local, etc. Le continent a des chances de sortir renforcé de cette crise, à condition de limiter les dégâts, notamment en capitalisant sur l’expérience acquise dans la lutte contre le virus Ebola.
La question du stock de chloroquine de Sanofi Maroc totalement acheté par le gouvernement marocain pose la question de la fabrication des médicaments et du matériel médical dans les pays africains. Dans quelle mesure une chaîne de valeur locale peut-elle être créée et développée ?
Le Maroc fait partie, avec la Tunisie, l’Afrique du Sud et l’Égypte, des principaux pôles de production pharmaceutiques du continent. Face à la crise sanitaire, la stratégie du royaume chérifien a été d’acquérir l’ensemble du stock de chloroquine fabriqué par l’usine Sanofi Maroc, une des enseignes internationales installées au Maroc pour la fabrication de médicaments destinés exclusivement au marché local. Cette stratégie a permis la livraison de la chloroquine aux centres hospitaliers et d’éviter par là l’achat du produit par des particuliers tentés par l’automédication.
Le continent africain, qui fait face à de multiples défis afin d’accéder à des médicaments de qualité (les contrefaçons de médicaments sont très présentes dans le marché), a besoin de renforcer sa production et sa distribution de médicaments pour en faciliter l’accès à la majorité de la population. Pour cela, il faudrait s’appuyer sur plusieurs axes de travail : le développement de pôles de fabrication et de distribution des produits au niveau régional, la coopération Sud-Sud entre les différents pays ainsi que le partenariat public/privé permettant de renforcer les financements et l’amélioration de la qualité du secteur.
Dans la concurrence économique internationale, quelle place occupent les marchés liés aux questions de santé ?
La part des dépenses de la santé représente environ 10 % du PIB mondial, les marchés liés au domaine de la santé constituent donc un secteur majeur au sein de l’économie internationale. Il est de notoriété publique que le marché de la santé revêt une importance stratégique aussi bien pour les acteurs privés que pour les États. Le chiffre d’affaires mondial de la seule industrie pharmaceutique représentait 1 143 milliards de dollars en 2017. Ce marché peut donc créer des affrontements d’ordre économique et géopolitique entre les puissances. Aussi, les effets d’annonce sur de nouveaux vaccins contre le Covid-19 ou sur des traitements inédits ne sont en réalité que le reflet d’une véritable course entre les USA, la Chine, la Russie et certains pays d’Europe. Le fait que l’administration américaine a essayé de racheter « CureVac », un laboratoire allemand qui a bien progressé dans sa recherche pour un remède contre le virus, est un exemple qui illustre l’enjeu stratégique que représente le marché de la santé.
Quel regard posez-vous sur la crise économique que va engendrer le Covid-19 pour des pays à la lisière de l’émergence comme le Maroc et pour les autres pays africains ?
La semaine du 16 mars, on a pu assister à un effondrement spectaculaire des marchés financiers mondiaux en raison de la propagation du Covid-19, la crise économique qui se profile aura sans doute un impact important sur l’ensemble du tissu économique mondial. L’Afrique aura à subir, en conséquence, un impact économique et social considérable. Des pays émergents comme le Maroc ne dérogent pas à la règle et leurs économies devront encaisser l’impact de la crise mondiale.
L’étendue et la sortie de crise dépendront en grande partie de la gestion de la crise sanitaire : plus tôt sera enclenché le mécanisme de gestion de crises, mieux sera gérée « l’après-crise ». L’État devra relever l’important défi de relancer l’économie nationale après le confinement puisque des secteurs clés comme le tourisme, le commerce international ou encore le secteur informel auront subi de plein fouet l’impact de l’épidémie. La création par le royaume chérifien d’un fonds de gestion du Covid-19 et d’un comité de veille économique, pour atténuer les effets de la crise du nouveau coronavirus sur les plans économique et social, constitue un exemple de la stratégie de « damage-control » face à la situation d’urgence.
Sur un autre registre, les pays qui dépendent de l’exportation des hydrocarbures comme le Nigeria devront non seulement gérer une crise économique sans précédent, mais devront également se satisfaire d’un prix du baril de pétrole qui restera probablement en dessous des premières prévisions annuelles. La pandémie du Covid-19 confirme donc l’urgence de la diversification de l’économie au sein des pays pétroliers.
Plus que jamais la question de la prévention sanitaire et médicale s’invite dans le débat sur le modèle de développement actuellement au cœur de la réflexion des autorités marocaines avec la Commission spéciale présidée par Chakib Benmoussa. Comment pourrait-elle être appréhendée économiquement, socialement et politiquement ?
La crise actuelle a révélé le drame que vit le secteur de la santé dans le monde. Les dépenses de santé, réduites dans les pays développés, et pas suffisantes dans les pays émergents comme le Maroc, ont eu pour conséquence le manque d’équipement médical et le déficit en ressources humaines. Cela remet la question de la santé publique au centre des débats sur les différents modèles de développement des États.
Il est clair que le Maroc a encore un long chemin à faire dans le domaine de la santé. Toutefois, le royaume accorde une importance capitale à la sécurité sanitaire de sa population. Ainsi, face à l’épidémie, de nombreuses mesures ont été mises en place grâce au budget alloué par le fonds Covid-19 pour la santé. Celui-ci a servi à l’achat de 1 000 lits de réanimation, 550 respirateurs, 100 000 kits testeurs… Ce fonds a également permis l’octroi des indemnités au personnel soignant.
Au sein de la Commission spéciale sur le modèle de développement, le sujet de la santé sera d’autant plus au centre des discussions. Questionnés pour un sondage sur le modèle de développement, les Marocains insistent sur l’éducation (55 %) et la santé (20 %), suivis de loin par l’emploi (8 %). Les réflexions à propos d’une politique de prévention sanitaire efficace et efficiente seront fort probablement approfondies et enrichies tout au long des activités de la Commission. Plusieurs pistes peuvent se dégager de l’analyse et de la réflexion sur les solutions et les moyens mis en œuvre pour le secteur : partenariats public/privé, décentralisation des infrastructures en s’appuyant sur le modèle de régionalisation avancée, formation et recrutement des cadres de la santé, financement d’une économie de la connaissance centrée sur la recherche et le développement, etc.
Plus que jamais, le nouveau modèle de développement au Maroc devra placer le secteur de la santé comme une priorité stratégique, comme l’a rappelé le roi Mohammed VI lors de son discours sur le modèle de développement : « Que demande-t-on en définitive ? En premier lieu, une mise en œuvre efficace des projets de développement programmés et mis en chantier ; corrélativement, la recherche de solutions pratiques et réalisables aux vrais problèmes des citoyens et des réponses adaptées à leurs demandes raisonnables et à leurs attentes légitimes en termes de développement, d’éducation, de santé, d’emploi, etc. », a indiqué le souverain chérifien.
Sur un plan plus large, y a-t-il un risque de remise en question du chantier de l’intégration africaine autour de la Zleca ? Si oui, que faudrait-il faire pour le remettre à l’endroit ?
L’accord établissant la Zone de libre-échange du continent africain (Zleca) vise à faciliter l’intégration entre les marchés africains. Les États signataires devront relever plusieurs défis pour sa mise en place : le manque d’infrastructures, la taille hétérogène des économies africaines, l’existence de nombreux accords commerciaux bilatéraux avec le reste du monde ainsi que des niveaux divergents de développement industriel par pays… Pour aboutir, ce projet ambitieux – plus grand marché mondial de biens et de services – devra compter sur un développement progressif à partir des différentes zones de communautés économiques régionales. Ces dernières devront intégrer des leviers d’anticipation et de réaction au niveau sanitaire et sécuritaire.
Concurrence internationale, guerre commerciale, guerre économique. Dans quelle position se trouvent le Maroc et l’Afrique dans ce contexte ?
Disposant de capacités inestimables en termes de ressources (terres arables, minerais stratégiques, population jeune…), l’Afrique est devenue de fait le terrain d’affrontements économiques et géopolitiques entre les puissances qui considèrent le continent comme une réserve dans leur course au développement et à la croissance. La guerre économique dans des secteurs tels que le BTP, les nouvelles technologies, l’agriculture, l’industrie pharmaceutique et bien d’autres fera rage et utilisera différents mécanismes de soft power et de hard power : diplomatie de la dette, financements, séduction, etc.
Pour se démarquer dans cette confrontation économique, les pays du continent ainsi que les instances de l’Union africaine se doivent de consolider leur alliance. L’émergence de pôles de puissances régionales ainsi que des structures économiques intégrées au sein du continent leur permettront de s’affranchir des différentes dépendances et de développer différents leviers de négociations. Le développement d’une vision stratégique est inévitable et doit s’opérer au niveau de plusieurs secteurs : sécuritaire, économique, sanitaire, alimentaire et développement humain. L’anticipation et l’investissement dans des secteurs tel que la sécurité alimentaire, où le Maroc s’est positionné de manière importante, seront au cœur des enjeux futurs du continent.
Que faudrait-il que notre continent mette en place pour mieux y maîtriser sa destinée et sortir de la dépendance institutionnelle dans laquelle elle se trouve par rapport aux institutions de Bretton Woods et aux grandes puissances ?
La stratégie de puissance régionale opérée par le Maroc, le Rwanda, l’Afrique du Sud ou encore l’Éthiopie peut servir de modèle de coopération et de consolidation au sein du continent. Les pays africains doivent composer avec différents leviers stratégiques afin de raffermir leur souveraineté et, en même temps, ne pas entraver les relations bilatérales et commerciales avec les autres pays. Depuis plus d’un quart de siècle, sous la houlette de M. Christian Harbulot, les travaux de l’École de guerre économique ont mis en évidence les problématiques de dépendance existantes, que cela soit au niveau sécuritaire, numérique, agricole, sanitaire ou encore énergétique à travers le développement de grilles de lecture stratégiques permettant aux décideurs de décortiquer et d’analyser l’information qui les guidera pour opérer des mouvements décisifs. Ces grilles de lecture permettent de faire face à la reconfiguration du monde économique post-mondialisation et peuvent constituer des leviers importants dans les cercles de décision au sein du continent.
Comment voyez-vous l’après-crise Covid-19 pour l’Afrique ?
Il est très difficile de prévoir exactement les conséquences de cette crise, car les pays du continent doivent d’abord consolider leurs résistances face à la crise sanitaire. Au niveau économique et social, l’impact pourrait être important et durable, plusieurs secteurs devraient être touchés comme le secteur aérien, le tourisme ou le commerce international. Cela pourrait aboutir à une diminution du trafic aérien et à l’importation de main-d’œuvre et d’experts internationaux. Les prochains mois devraient aussi connaître une forte baisse des investissements directs étrangers (IDE) sur les continents et une limitation des financements et des partenariats au niveau international.
Une piste de rebond économique pourrait être un appel pour l’annulation de la dette des pays africains comme l’a récemment demandé le président sénégalais Macky Sall. En face, le revers de la médaille positif pourrait être le développement d’une capacité de résilience permettant de s’appuyer définitivement sur les forces vives du continent en développant la formation et la montée en compétences des cadres et de la main-d’œuvre.
Source: Le Point Afrique/Mis en Ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée