Six associations, dont quatre ougandaises, mettent en demeure le géant pétrolier tricolore pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance et attendent des réparations.
« Notre espoir, c’est d’obtenir justice pour des dizaines de milliers d’Ougandais devant les tribunaux français. » Dickens Kamugisha, directeur d’une ONG ougandaise spécialisée dans la gouvernance minière, se veut optimiste. Il vient de participer à la mise en demeure du groupe Total pour ses activités en Ouganda. En tout, 6 associations, dont 4 ougandaises (AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda, NAVODA) et deux françaises (les Amis de la Terre, Survie), ont annoncé mardi avoir sommé la multinationale pétrolière et gazière de se conformer à la loi sur le devoir de vigilance.
Cette mise en demeure concerne notamment le projet pétrolier « Tilenga », auquel sont associés le britannique Tullow et le chinois CNOOC, mais dont Total est le principal opérateur. Situé le long du Lac Albert, un des grands lacs africains de la région, il s’étire jusque dans l’immense aire naturelle protégée de Murchison Falls, à l’ouest de laquelle une partie des quelque 400 puits de pétrole de Tilenga doivent être forés. La construction d’une zone industrielle et d’une raffinerie est également prévue. En 2020, ce complexe intégré devrait produire environ 230 000 barils de brut par jour. Il s’accompagne d’un projet d’oléoduc de 1 445 kilomètres (EACOP) entre Hoima, en Ouganda, et Tanga, sur la côte tanzanienne.
Pas de cartographie des risques
« Nous espérons que la justice française reconnaîtra les risques que fait courir ce projet. Quand Total a présenté son étude d’impact environnemental et social en novembre 2018, plus de 2 000 personnes se sont déplacées. Elles ont exprimé leurs inquiétudes sur les risques liés aux réinstallations de milliers de personnes, les risques de dommages environnementaux qui concernent notamment le lac Albert et le Nil blanc, les risques pour les animaux sauvages, les risques pour l’économie, car c’est le parc de Murchison Falls qui attire surtout les touristes en Ouganda. Nous avons ensuite demandé à Total de nous faire part de son plan d’atténuation des risques. Mais jusqu’à ce jour, nous n’avons rien reçu », explique Dickens Kamugisha à l’occasion de son aller-retour express à Paris.
C’est là que le bât blesse. En vertu de la loi sur le devoir de vigilance promulguée en mars 2017, Total aurait dû en premier lieu établir une cartographie des risques, et mettre en œuvre des mesures pour les prévenir. Or, « le plan de vigilance 2018 du groupe est incomplet, et il ne mentionne même pas de mesures spécifiques pour le projet Tilenga en Ouganda. Total est donc hors des clous et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de le mettre en demeure », résume Laurent Ciarabelli, porte-parole de Survie sur cette campagne.
Appauvrissement des populations
Peu après l’obtention par Total des permis d’exploitation en 2016, plusieurs problèmes se sont posés dans les districts de Buliisa et de Hoïma, dans l’ouest du pays. D’abord, dans le cadre de l’acquisition des terres et de la réinstallation des populations, que le pétrolier a confiées à des sous-traitants. « Ici, la plupart des communautés sont des agriculteurs, qui cultivent du manioc, des haricots, des bananes… Ils survivent grâce à la terre. On ne peut pas leur enlever cette terre sans leur donner une compensation juste », souligne Dickens Kamugisha. Selon des témoignages recueillis par les associations ougandaises et par les Amis de la Terre, certains ménages n’ont pas eu de choix, comme Total s’y était pourtant engagé, entre une compensation en cash ou en nature (« terre contre terre »).
D’autres ont atterri dans des zones ne leur permettant pas de combiner agriculture et élevage. Les montants des indemnités financières versées en contrepartie des cultures agricoles ou des terres – souvent héritées de génération en génération –, enfin, ont suscité des remous, car jugés insuffisants. « Certains ont espéré s’éloigner des opérations pétrolières pour s’installer à une vingtaine de kilomètres. Mais le prix du terrain s’élevait à 7 millions de shillings l’acre (1 660 euros), soit le double de l’indemnisation fixée pour compenser une expropriation définitive. Cette somme leur a été refusée. Frustrés et sous pression, la plupart des gens ont finalement accepté ces conditions », poursuit le directeur de l’ONG Afiego. Initialement, les populations concernées réclamaient pourtant 21 millions de shillings ougandais l’acre.
Impacts environnementaux
Pour les associations cosignataires de la mise en demeure de Total, les activités de l’entreprise et de ses sous-traitants en Ouganda contreviennent à certaines normes inscrites dans le plan de vigilance du groupe, telles que les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme, ou les normes de la Société financière internationale (SFI) en matière de durabilité environnementale et sociale. « Des violations de droits humains sont déjà avérées et concernent des milliers de personnes. Il y a aussi en Ouganda un climat autoritaire qui favorise les pressions. La “police pétrolière” composée de forces gouvernementales interdit par exemple aux populations de parler à des membres d’ONG », rend compte Juliette Renaud, chargée de campagne sur les industries extractives aux Amis de la Terre.
Celle qui s’est rendue sur le terrain l’an dernier émet par ailleurs de nombreuses réserves sur le plan environnemental : « Il y a des risques de fragmentation des écosystèmes avec le forage des premiers puits d’exploration, de raréfaction et de pollution de l’eau, car le projet prévoit de pomper des ressources dans lac Albert, des risques de déversement pétrolier avec un tronçon d’oléoduc censé passer sous le Nil blanc, il peut aussi y avoir un impact sanitaire dû à la pollution de l’air s’il y a recours au “torchage”, qui consiste à brûler le gaz associé au pétrole… » Des répercussions préoccupantes, à propos desquelles le groupe Total ne souhaite pas réagir. Contacté par Le Point Afrique, il dit analyser le dossier.
Une première judiciaire
C’est la première fois qu’une entreprise est mise en demeure en Francepour l’activité d’une filiale ou de sous-traitants, et c’est une des dispositions prévues par la loi sur le devoir de vigilance. « L’enjeu était de mettre fin à l’impunité permise jusqu’à présent par le manque de lien de responsabilité juridique entre une société mère et ses filiales, sous-traitants et fournisseurs », expliquent l’association de lutte contre la françafrique Survie et les Amis de la Terre dans leur communiqué.
Total a désormais trois mois pour revoir ou mettre en œuvre son plan de vigilance. Au-delà de ce délai, les 6 associations pourront saisir la justice pour ordonner à l’entreprise de s’exécuter. « La loi ouvre aussi la possibilité pour l’entreprise de mettre en place une action de réparation », ajoute Laurent Ciarabelli, de Survie. Une option qui semble satisfaisante aux yeux de Dickens Kamugisha, même si cet avocat estime que « le projet ne devrait pas continuer dans ces conditions ».
Le 15 mai, il a déposé plainte à Kampala contre l’Agence de l’environnement (NEMA), après qu’elle a officiellement approuvé le projet « Tilenga » de Total – sans que le pétrolier n’ait eu à fournir de garanties. « Mais c’est très dangereux pour nous d’aller en justice. On subit des intimidations, nos bureaux ont par exemple été attaqués… Peut-être qu’en France, où les institutions sont plus fortes, on obtiendra gain de cause », conclut-il.
Source: Le point/Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée