Sur le continent, la crise du coronavirus est probablement sous-estimée et a freiné les progrès sanitaires, souligne le dernier rapport statistique annuel de l’OMS. Entretien avec son directeur régional des opérations d’urgence.
La crise du Covid-19 a mis en lumière les difficultés d’accès aux soins de certaines populations. Elle a par ailleurs freiné les grands programmes mondiaux que sont les objectifs de développement durable (dont la santé est un maillon), ainsi que ceux du « triple milliard » de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour les cinq prochaines années. Ces derniers visent à faire bénéficier un milliard de personnes supplémentaires de la couverture sanitaire universelle (CSU), de mieux protéger un autre milliard face aux situations d’urgence, et de permettre encore à un milliard de personnes d’accéder à un meilleur état de santé et un plus grand bien-être.
L’Afrique n’est pas épargnée pas cette dégradation générale. Malgré une amélioration de l’espérance de vie et le recul d’un certain nombre de maladies, les inégalités ont sur le continent d’importantes conséquences sanitaires, souligne le dernier rapport de l’OMS. Tour d’horizon avec l’épidémiologiste et docteur en informatique sénégalais Abdou Salam Gueye, ancien membre du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies américain et fondateur de l’Institut mère enfant de Kaolack (Imek), qui dirige les opérations d’urgence au bureau régional pour l’Afrique de l’organisation internationale.
Jeune Afrique : Quels défis particulier le Covid-19 a-t-il posé pour l’Afrique ?
Abdou Salam Gueye : Cette pandémie augmente le retard déjà important de l’Afrique en matière d’indicateurs de bonne santé. D’autant plus qu’elle pourrait se prolonger du fait de la faible couverture vaccinale et que la crise économique qu’elle a entrainée risque de réduire la disponibilité des fonds prévus pour la santé. Enfin, les perturbations de chaînes d’approvisionnement persistent dans tous les pays africains, limitant la disponibilité des médicaments essentiels, des diagnostics et des équipements de protection individuelle nécessaires aux agents de santé.
Les difficultés à récolter des données précises sont pointées du doigt partout dans le monde. Quels sont les obstacles en Afrique ?
Il est urgent de mettre en place des systèmes d’information sanitaire solides, actualisées et fiables, afin d’identifier les lacunes et les inégalités et de prendre des décisions ciblées, efficaces et rentables. Un système d’enregistrement des statistiques de l’état civil qui fonctionne bien est vital à la planification des services et à l’allocation des ressources. Or, en Afrique, moins de la moitié des naissances et seulement 10 % des décès sont enregistrés chaque année. Les causes de décès n’ont été déclarées que dans 8 % des cas enregistrés dans les pays à faible revenus.
LES PERTURBATIONS DES SERVICES DE SANTÉ PERSISTENT À UNE ÉCHELLE CONSIDÉRABLE
De nombreux gouvernements peinent d’ailleurs à établir un décompte précis des décès liés au Covid depuis le début de la pandémie. L’OMS met donc actuellement en place le World Health Data Hub – un guichet unique de collecte, de stockage et d’analyse des données sanitaires mondiales des régions et des États membres.
Contrairement aux débuts de la pandémie, les cas des décès liés au Covid-19 touchent de plus en plus les pays à bas revenus. L’Afrique est-elle particulièrement concernée ?
Selon les estimations préliminaires de l’OMS, le nombre total de décès excédentaires attribuables au Covid-19 (tant directement qu’indirectement), s’élève à au moins trois millions en 2020, soit 1,2 millions de décès de plus que les 1,8 millions signalés. Cela révèle des lacunes dans les données, qui sont importantes notamment en Afrique. Selon les projections de l’Institut de mesure de la santé de Seattle, aux États-Unis, le nombre de décès dus au Covid-19 en Afrique est trois à quatre fois supérieur aux données rapportées.
Les efforts déployés face au Covid-19 l’ont-ils parfois été au détriment de la lutte contre d’autres fléaux ?
Les perturbations des services de santé persistent à une échelle considérable. Cela affecte particulièrement la vaccination, la lutte contre les maladies tropicales, la tuberculose, le paludisme, le VIH et les hépatites B et C, la malnutrition, mais aussi le dépistage du cancer et d’autres maladies non transmissibles comme l’hypertension et le diabète ainsi que les soins dentaires urgents. L’accès aux planning familiaux et à la contraception est également touché. La majorité des pays mettent en œuvre des stratégies prévoyant des communications destinées aux communautés, l’identification de priorités (triage), le recrutement de personnel, la réorientation des patients vers d’autres sites de soins.
Pourquoi le continent est-il toujours aussi touché par les maladies infectieuses comme le paludisme, le sida, et la tuberculose ?
Le continent reste loin derrière la moyenne mondiale dans ces trois maladies, malgré des progrès spectaculaires au cours des deux dernières décennies. Par exemple, les progrès dans la lutte contre le paludisme sont au point mort dans la plupart des pays depuis 2014.
L’Afrique compte encore beaucoup d’États fragiles. Or, les États les plus fragiles comptent les deux tiers des cas de paludisme et moins d’un tiers des cas de VIH et de tuberculose. Ils ont pour points communs des régimes autoritaires, de faibles revenus, des conflits armés, des risques naturels et la mobilité de leur population.
L’Afrique compte toujours le plus bas taux de médecins par habitant (environ 3 pour 10 000) et d’infirmières et sages-femmes (10 pour 10 000) dans le monde. Comment inverser la tendance ?
L’OMS recommande d’accroître la disponibilité des agents de santé dans les régions éloignées et rurales en améliorant l’attraction, le recrutement et les moyens de conserver ce personnel. Pour garantir un déploiement équitable des agents de santé, il est essentiel de sélectionner les lieux de stage dans les zones rurales mal desservies, d’y dispenser des formations et d’offrir des incitations financières et non financières au personnel affecté dans ces zones.
SEULS 2 % DES ESSAIS CLINIQUES DE VACCINS ONT LIEU SUR LE CONTINENT, DANS TROIS PAYS SEULEMENT
Quelles sont les principales inégalités régionales sur le continent ?
La pandémie a ouvert les esprits sur la nécessité de développer les capacités de recherche en Afrique face aux grandes maladies prioritaires. Or seuls 2 % des essais cliniques de vaccins ont lieu sur le continent, et la plupart d’entre eux sont réalisés dans trois pays seulement. Ce doit être une des priorités dans les années à venir.
En ce qui concerne l’Index de la couverture sanitaire, l’Algérie est en tête, tandis que Madagascar est à la traîne. Pour ce qui est des taux de mortalité des mères, le Soudan du Sud compte encore 1250 cas pour 100 000 naissances comparé à 53 cas pour les Seychelles, à l’autre bout du spectre. En ce qui concerne l’espérance de vie a la naissance, il y a une différence de plus de 28 ans entre l’Algérie (76,2 ans) et le Lesotho (47,7 ans).
L’espérance de vie augmente-t-elle de manière significative sur le continent ?
Des améliorations face à plusieurs maladies transmissibles ou non ont permis des avancées. L’espérance de vie a augmenté de onze ans en moyenne en Afrique entre 2000 et 2019 – les jeunes Malawiens, Rwandais et Éthiopiens ont même gagné plus de vingt ans. Mais bien qu’il ait enregistré les plus grands progrès parmi les régions de l’OMS au cours des deux dernières décennies, le continent comptait toujours l’espérance de vie (64,5 ans) et l’espérance de vie en bonne santé (56 ans) les plus faibles en 2019.
Source : Jeune Afrique/Mis en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée