Alors que l’Europe et l’Afrique s’acheminent vers la fin de l’accord de Cotonou (février 2020), le rapport de l’Institut Montaigne Europe-Afrique : partenaires particuliers vient à son heure. Membres du groupe qui y a travaillé, Thierry Déau et Jean-Michel Huet se sont confiés au Point Afrique.
Dans la même séquence temporelle, entre les 12 et 19 juin derniers, l’Afrique a été au cœur d’importants travaux menés sous la houlette de l’Institut Montaigne avec le rapport Europe-Afrique : partenaires particuliers, mais aussi des 13e Journées européennes de développement qui se sont déroulées à Bruxelles autour de la thématique principale des inégalités sur le continent. Quelle en est l’explication ? Pourquoi les inégalités sont-elles importantes pour le développement durable ? Comment faire pour mieux comprendre les causes structurelles de ces inégalités ? Comment installer un développement durable qui ne soit pas inégalitaire ? Comment se mobiliser ensemble autour de politiques plus efficaces ? Ce sont là autant de questions qui ont alimenté la réflexion de l’Union européenne pour concilier engagement en faveur de l’égalité et prospérité partagée avec l’Agenda 2030, dont il convient de rappeler qu’il est bâti autour de 17 objectifs de développement durable couvrant l’intégralité des enjeux de développement dans tous les pays tels que le climat, la biodiversité, l’énergie, l’eau, la pauvreté, l’égalité des genres, la prospérité économique ou encore la paix, l’agriculture, l’éducation, etc. De quoi rappeler, dans un contexte où l’Europe est fortement concurrencée en Afrique par des pays émergents comme la Chine, l’Inde, la Corée, la Turquie, mais aussi des puissances économiques telles que le Japon, les États-Unis, le Canada, pour ne citer que ces pays, que la relation Europe-Afrique est de toute première importance pour des raisons liées à la proximité des deux espaces, mais aussi à l’histoire économique partagée par des échanges commerciaux denses sur fond d’accords privilégiés datant du début de la construction européenne, fin des années 1950, début des années 1960. La meilleure illustration en est les accords de Yaoundé, devenus Lomé et maintenant Cotonou, propres à établir les règles d’un partenariat économique et même politique avec son volet démocratie et droits de l’homme.
Pour l’Institut Montaigne, qui avait publié en septembre 2017 un rapport intitulé Prêts pour l’Afrique d’aujourd’hui dans lequel il appelait la France à poser sur l’Afrique un regard plus réaliste pour mieux en saisir les opportunités, il s’est agi, en prévision de l’expiration le 29 février 2020 de l’accord de Cotonou qui régit actuellement les relations économiques, politiques et financières entre l’Union européenne et 48 pays d’Afrique subsaharienne, de repenser le partenariat entre les deux parties pour concrétiser une meilleure approche de part et d’autre. Au-delà des douze propositions qu’a formulées le rapport de l’Institut Montaigne*, deux membres du groupe de travail à l’origine dudit rapport, Thierry Déau, fondateur et président-directeur général de Meridiam, spécialisée dans le développement, le financement et la gestion de projets d’infrastructures, ex-directeur général d’Egis Projects, filiale de la Caisse française de dépôts et de consignations, et Jean-Michel Huet, associé et en charge de l’Afrique chez Bearing Point, cabinet-conseil en management et en technologie, ont répondu aux questions du Point Afrique.
Le Point Afrique : Dans le contexte international actuel, en quoi l’Europe et l’Afrique sont-elles des partenaires particuliers ?
Thierry Déau : L’Europe et l’Afrique sont et doivent continuer d’être des partenaires privilégiés. Leur proximité géographique, mais aussi culturelle et sociale, et la poursuite d’objectifs communs, notamment en matière de développement économique, social et environnemental, doivent nourrir un narratif commun et une collaboration de long terme. L’Afrique est et doit rester une priorité pour l’Europe. Aujourd’hui, l’Afrique fait face à des enjeux démographiques colossaux, notamment dans les villes. Ses défis en matière de croissance économique et responsable sont de fait immenses. L’accès à l’eau, à l’énergie, aux soins est prioritaire et le développement accéléré de projets d’infrastructures est, en ce sens, crucial.
L’Europe est certainement la mieux placée pour l’accompagner à relever ces futurs challenges, d’autant que les deux continents sont engagés dans la réalisation des objectifs de développement durable fixés par les Nations unies, qui adressent de façon pratique les enjeux et le chemin à parcourir et doivent pouvoir s’envisager comme un outil central de collaboration. La ville durable a été à ce titre retenue par les gouvernements africains et français comme la thématique principale du sommet Afrique France en 2020, ce dont nous devons nous réjouir.
Quels sont les chantiers économiques, financiers, environnementaux, politiques et éducationnels que l’Europe et l’Afrique doivent mener à leur terme pour renouveler de manière utile leur partenariat ?
Jean-Michel Huet : Ces chantiers sont immenses, car les 20 prochaines années vont être déterminantes pour l’Afrique, dont la population va quasiment doubler et dont le besoin de financement additionnel est d’au moins 600 milliards d’euros. L’objectif n’est pas de déverser de l’argent sans en mesurer l’impact, mais bien de faire un focus sur les secteurs et domaines d’importance. Les infrastructures sont clés pour le développement du continent et l’apport du savoir-faire européen pour des infrastructures de qualité est véritable, contrairement à d’autres « offres » de moindre qualité. L’agriculture est un secteur fondamental à améliorer. Tous les deux ans, l’Afrique va voir sa population augmenter de la taille de la France. Il faudra nourrir toutes ces bouches. L’agriculture africaine est sous-productive. Les acteurs publics et privés européens peuvent apporter de vraies solutions, notamment dans le domaine du digital. Enfin, le secteur de l’industrie doit être renforcé et, en cela, les actions conjointes sur des axes à valeur ajoutée peuvent être coconstruites.
Les chantiers institutionnels sont aussi à ne pas négliger. L’Union européenne doit proposer un vrai retour d’expérience sur ce qui a marché en Europe au cours des 60 dernières années et sur les erreurs à ne pas commettre. Aider à définir la subsidiarité, la bonne ouverture douanière (libre circulation des biens, des personnes, des capitaux) sont autant de pratiques à mettre en œuvre.
Le chantier le plus colossal reste cependant l’éducation. En une génération, les 54 pays africains vont devoir former 1 milliard de jeunes, une ampleur que même la Chine ou l’Inde n’ont pas connue… c’est le défi majeur bien sûr pour les plus jeunes, mais aussi dès aujourd’hui pour les entreprises et administrations qui manquent souvent de techniciens (le niveau bac + 2 à bac + 3)
Réussir ces chantiers, c’est la garantie de permettre aux Africains de trouver un développement économique sur leur continent et donc d’éviter de nouvelles crises migratoires. En cela, c’est aussi un enjeu pour chaque Européen.
Que faut-il mettre comme vision, priorités et initiatives dans le nouveau paradigme de la relation Europe-Afrique pour s’assurer de résultats concrets à même de ramener la confiance et de permettre de résister à la concurrence de l’offre des pays émergents dans le sillage de celle de la Chine, des États-Unis, de l’Inde et de la Turquie, entre autres ?
T. D. : La création d’impact doit être le moteur commun de la relation. C’est même tout l’enjeu du dialogue et de la collaboration entre les deux continents. Comme nous l’indiquons dans le rapport Europe-Afrique : partenaires particuliers de l’Institut Montaigne, la collaboration et le dialogue des acteurs publics et privés entre les deux continents sont déterminants pour accompagner cette croissance et ces besoins. Le secteur privé en Europe est pleinement mobilisé en ce sens.
Depuis 2014, Meridiam s’emploie à développer et gérer, en collaboration étroite avec ses partenaires privés comme publics du continent, des projets d’infrastructures essentielles dans le secteur de l’énergie, des transports ou de la santé, produisant un impact considérable sur les populations en termes d’accès à l’énergie, aux transports et de création d’emplois. Ces projets de centrales solaires, de ports, d’aéroports n’auraient pu se faire sans ce dialogue permanent et productif.
La mobilisation des deux entités doit faire avec des réalités telles que l’importance du secteur informel, la corruption, les insuffisances techniques et infrastructurelles, des environnements juridiques mouvants, la faible mobilisation des ressources domestiques… mais aussi les diasporas. Comment s’adapter pour une meilleure inclusivité des populations dans le sillage des objectifs du développement durable ?
J.-M. H. : Les deux continents doivent aider au climat des affaires pour les entreprises, et ce, des deux côtés (pour les entreprises européennes et les fréquents problèmes de paiement, pour les entreprises africaines afin de passer les fourches caudines de la conformité). Pour cette raison, nous recommandons la création d’une chambre arbitrale pouvant être sollicitée des deux côtés. Cela nécessite une discipline des deux côtés. Par exemple, une vraie attitude en Afrique pour cette juridiction, une moins grande complaisance des bailleurs de fonds, qui ferment encore les yeux sur la corruption, une meilleure appréciation du risque africain, souvent surpondéré.
Les institutions européennes peuvent apporter une vraie assistance technique aux pays africains. Celle-ci ne doit pas être paternaliste, mais ouverte sur une vraie transformation. Privilégions l’acquisition de savoir-faire plutôt que le transfert de compétences, qui reste théorique. Un des défis des pays africains, notamment pour financer des investissements, la santé ou encore l’éducation, est la difficulté à lever des impôts. Ceux-ci sont payés par trop peu d’entreprises ou de citoyens dans des pays où l’informel dépasse les 50 % de l’activité économique… Or, pour ces sujets essentiels (paiement des médicaments, gestion future des retraites, etc.), la capacité des Etats à lever des impôts est un enjeu-clé. L’Europe, aguerrie à ce sujet, peut aider l’Afrique.
Ce renforcement des finances publiques ne doit pas faire oublier le développement d’un financement mixte public et privé. La capacité à mobiliser aussi les entreprises et les investisseurs est un des facteurs-clés de succès à venir.
Entre quantité et qualité, la question de la connaissance et du savoir en Afrique souffre surtout de son inadéquation avec les besoins locaux. Au regard de l’importance que vous leur accordez dans votre rapport, quelle méthodologie préconisez-vous pour que l’Europe et l’Afrique pallient ensemble cette déficience ?
T. D. : L’enjeu de la formation est absolument central. Pour accompagner le développement des pays africains, il faut pouvoir accompagner les formations des professionnels du continent. En matière d’infrastructures encore, la question du développement des capacités est l’un des grands enjeux dans la réalisation de projets dans le secteur de la santé, de l’énergie ou de la mobilité.
L’Europe est résolument la mieux placée pour proposer, en collaboration avec les gouvernements africains, des formations techniques et pratiques à destination des cadres du secteur public, clé pour déployer plus vite et dans les meilleures conditions possible leurs projets et répondre aux besoins de leurs pays. Le gouvernement français s’attelle d’ailleurs à cela et a choisi d’accompagner le développement de l’Africa Infrastructure Fellowship, programme que le GIH et Meridiam ont initié.
En définitive, comment faire pour conjuguer l’émergence de l’Afrique avec la réémergence de l’Europe ?
J.-M. H. : c’est très simple, il faut travailler ensemble. L’avenir des deux continents est lié… Penser le contraire serait une erreur fatale. L’Afrique est le 3e partenaire commercial de l’Europe après les États-Unis et la Chine, l’Europe est le 1er partenaire économique de l’Afrique. Une véritable « communauté de destins » qui appelle à un partenariat fort et renouvelé, dont la vision doit reposer sur trois axes principaux :
● Réaffirmer les objectifs du développement durable (ODD) comme vision commune, d’abord. Au nombre de 17, les ODD sont des objectifs de prospérité qui prennent en compte la préservation de la planète. Ils ont été adoptés en 2015 par l’ensemble des pays du monde et doivent être atteints d’ici à 2030.
● Mieux se connaître, ensuite : des réseaux d’influence communs, des échanges entre étudiants et chercheurs européens et africains, une communication plus active sur les réalisations de l’UE sur le terrain sont essentiels.
● Enfin, placer l’objectif de la création d’emplois en Afrique en priorité absolue, et urgente : d’ici à 2050, 30 millions de jeunes Africains entreront sur le marché du travail chaque année.
Source: Le point/Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée