Depuis le 4 avril, l’homme fort de l’Est libyen mène une offensive pour conquérir la capitale Tripoli, mais la découverte de missiles de l’armée française a relancé les spéculations sur la stratégie de Paris.
Au bout de quatre mois d’une offensive présentée comme une formalité par le maréchal Haftar pour conquérir Tripoli, ses troupes, autoproclamées armée nationale, sont désormais enlisées devant la capitale libyenne défendue par les forces du gouvernement d’union du Premier ministre Faïez Sarraj, seul reconnu par les Nations unies. Elles contre-attaquent en reprenant au début de l’été la ville de Gharyan, qui abrite un QG ennemi, à 80 kilomètres de Tripoli.
Où en est l’offensive de Haftar ?
Fin juillet, un de leurs avions détruit deux avions-cargos Iliouchine 76 ukrainiens sur la base d’Al-Joufra, à 600 kilomètres de Tripoli. Des appareils qui transportent des munitions et des mercenaires, selon les forces gouvernementales. Un stock de munitions et un drone auraient été bombardés dans cette opération. Idem pour l’armée d’Haftar, qui affirme avoir détruit un centre de commandement de drones à Mitiga, seul aéroport en fonction de Tripoli. En fait, derrière ses communiqués victorieux, l’armée d’Haftar marque le pas et a même perdu plusieurs zones.
Le nouveau coup de force, qui a commencé début avril pour s’emparer du pouvoir sur tout le pays, est un premier échec de l’officier rebelle qui plonge désormais dans l’embarras ses principaux soutiens : l’Égypte, les Émirats arabes unis et la France, qui a toujours affirmé depuis le quinquennat précédent avec le ministre Jean-Yves Le Drian, au nom de la lutte contre le terrorisme, qu’il ne pouvait pas y avoir de solution sans Khalifa Haftar. Sauf qu’aujourd’hui le bouillant septuagénaire présente un problème à ses « sponsors », en particulier à Paris où Emmanuel Macron, convaincu par son ministre, a poursuivi en Libye peu ou prou avec Haftar la même politique entamée sous François Hollande. Fournitures de renseignements tactiques, appuis de conseillers du service action de la Direction générale de la sécurité extérieure, la DGSE, dans des opérations où trois agents ont perdu la vie en 2016 dans le crash d’un hélicoptère de l’ANL abattu par un tir ennemi. Officiellement, ils étaient engagés dans la lutte contre les terroristes, mais la « frontière » est quasi inexistante entre ce type de missions et l’intégration dans un dispositif militaire rebelle en pleine guerre civile entre milices, qui abriteraient des djihadistes disséminés dans les villes qu’elles contrôlent.
Comprendre la géopolitique française
Un appui sur le terrain prolongé par un autre, celui-ci moins discret, sur le plan politique et diplomatique. En le recevant à Paris, le président Macron et son ministre Le Drian ont donné une visibilité et une nouvelle dimension sur le plan international au maréchal jusqu’ici cantonné à la fonction de janissaire contre les islamistes. Un soutien sans faille mal dissimulé derrière une neutralité officielle censée ramener la paix en discutant avec l’autre camp, celui du chef du gouvernement de Tripoli Fayez el-Sarraj. En Europe, mais aussi dans les médias arabes, en Turquie, grand soutien du gouvernement de Tripoli avec le Qatar, la France a beau nier, elle est accusée de mener un double jeu. Présentée comme un rempart face aux groupes terroristes qui menaceraient l’Hexagone depuis la Libye, Haftar a été reçu plusieurs fois, et soigné, à Paris après de multiples visites de Jean-Yves Le Drian à Benghazi, la grande ville de l’Est, d’où le maréchal lance ses offensives.
En fait, c’est surtout pour protéger les militaires français de l’opération Barkhane déployée au Mali et dans les pays voisins du Sahel que commence le soutien français au maréchal. Dans son fief de l’Est libyen, il s’attaque aux islamistes à Benghazi et Derna pendant que des agents français pourchassent des cibles à haute valeur ajoutée après les attentats de Paris. Des djihadistes qui pourraient renforcer ceux du Mali, à partir de leurs bases arrière libyennes. Un de leurs chefs, l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, dit Le Borgne depuis qu’il a perdu un œil en Afghanistan, est éliminé grâce à des renseignements américains par une frappe aérienne française dans le Sud libyen. Un vieux fortin, Madama, au Niger, construit jadis pour contrôler les pistes chamelières venant du Fezzan, devient la nouvelle base avancée française. La piste d’aviation, endommagée, est allongée à 1 800 mètres et renforcée par le génie afin de recevoir de gros porteurs. Un lourd investissement qui s’accompagne d’un ravitaillement long et coûteux en carburant, eau minérale et rations, transportés par camion à travers l’immensité sablonneuse.
La France sur deux fronts
Au cabinet du ministre de la Défense, très impliqué à l’époque dans les opérations sous François Hollande, on estime que cette présence militaire est censée tarir les renforts supposés de djihadistes qui, depuis leurs bases arrière du Sud libyen, traverseraient le désert nigérien pour atteindre le nord du Mali. Dans les massifs montagneux, de nouvelles katibas sont en train de se former à nouveau après les pertes qu’elles ont subies au cours de l’opération Serval en 2013, transformée en un ambitieux dispositif Barkhane qui montrera vite ses limites. De fait, mis à part des bombardements aériens sur quelques 4×4 chargés d’une faible quantité de munitions, repérés grâce à un drone, Madama n’a jamais vraiment donné de résultats dans ce désert des Tartares vide d’ennemis. Cinq ans après, en juillet 2019, Madama est officiellement mise en sommeil et les équipements les plus sensibles sont rapatriés en convoi. « Il a été jugé nécessaire de récupérer les moyens disponibles à Madama pour pouvoir les engager plus au sud, dans le Liptako Gourma », explique l’officier porte-parole de l’état-major. En clair, impossible d’entretenir « deux fronts », dont un est caduque, sans augmenter les moyens de Barkhane, ce qui n’est pas prévu. Surtout que les combats contre les GAT, les groupes armés terroristes, ne se déroulent plus au nord du Mali, mais à plusieurs centaines de kilomètres au sud , aux frontières du Niger et du Burkina Faso. Du coup, les « canons » qui étaient pointés vers le nord ont effectué un virage à 180 degrés pour être dirigés vers le sud, les djihadistes ayant traversé la « ligne Maginot » que constituait le fleuve Niger. Pire. Ils ont muté, se reconstituant en nombre au sein des communautés locales, comme la Katiba Macina chez les Peuls. Au Niger, Madama n’a plus aujourd’hui d’intérêt, si un jour il en eut un, mis à part l’ambition évoquée à l’époque de lancer des opérations dans le Sud libyen, pendant que l’Égypte aurait agi à l’Est. Un partage avec l’« allié stratégique » qui s’effectue aujourd’hui en faveur du maréchal Haftar.
Le plan de Paix de l’ONU encore à l’ordre du jour ?
Depuis la chute de leur fief de Raqqa en Syrie, peu de terroristes de Daech sont venus pourtant se réfugier en Libye, préférant l’Afghanistan. En revanche, le soutien français au maréchal Haftar se poursuit malgré sa tentative de conquête de Tripoli, qui a mis par terre tout règlement de paix sous l’égide de l’ONU. Un engagement toujours au nom de la lutte globale contre le terrorisme pourtant désormais faible en Libye, compris par les nombreux partisans anti-Haftar comme un prétexte pour appuyer le maréchal rebelle, malgré des communiqués diplomatiques incantatoires qui prônent l’arrêt des combats et des négociations entre les deux camps. Un message en fait brouillé, car désormais suspecté de vouloir estomper un soutien à Haftar qui s’avère pourtant être devenu « le mauvais cheval » en entamant un conflit qui risque de durer très longtemps, comme on l’a déjà vu dans d’autres pays arabes. Les missiles Javelin français retrouvés début juillet dans un PC du maréchal mettent encore une fois les autorités françaises dans l’embarras. Le ministère des Armées a confirmé leur présence. Ils seraient, selon lui, endommagés, inutilisables et utilisés « pour l’autoprotection d’une unité militaire française déployée pour mener des opérations contre le terrorisme ». Un scénario qui ne convainc pas le ministre des Affaires étrangères Mohamad Tahar Siala. Il a demandé à son homologue Jean-Yves Le Drian « d’expliquer de manière urgente le mécanisme par lequel les armes françaises découvertes à Gharyan sont parvenues aux forces de Haftar, quand elles ont été livrées et comment ».
La bienveillance française interrogée par l’opposition
Pour essayer de changer le rapport de force en sa faveur, le maréchal fait appel à des mercenaires soudanais recrutés, selon la télévision Al Jazeera, dans les tribus arabes du Darfour contre de bonnes soldes, par rapport à la misère qui règne chez eux. Près de 2 000 ont intégré les Forces de soutien rapide déployées dans la région du croissant pétrolier du centre de la Libye pour protéger les puits et les pipelines, afin de permettre au maréchal de concentrer ses troupes dans la bataille de Tripoli. Par rapport à cette offensive, la position française apparaît ambiguë. Sa proximité, pour ne pas dire son alignement, avec celle du Caire, d’Abu Dhabi et de Riyad en « première ligne » au côté du maréchal Haftar et principaux clients en armement français, renforce la suspicion des anti-Haftar par rapport aux déclarations françaises de soutien à la légitimité du gouvernement officiel libyen après que des missiles aient été trouvées dans un QG du maréchal. Un doute qui profite en France à l’opposition. Le 18 juillet, les députés de La France insoumise de l’ancien candidat en 2017 à la présidence de la République Jean-Luc Mélenchon ont proposé une résolution sur l’« Action de la France en Libye dans le temps qui a précédé et succédé au déclenchement de l’offensive sur Tripoli du maréchal Haftar le 4 avril 2019, tendant à la création d’une commission d’enquête relative à la présence de la France en Libye ». Dans l’exposé des motifs, on trouve : « la bienveillance française à l’égard de M. Haftar, le doute sur la réalité des intentions du gouvernement, l’action clandestine de la France en Libye qui est un secret de polichinelle, une action clandestine, la réponse nébuleuse des autorités françaises à propos des missiles, une diplomatie qui exige la cohérence et non la pratique d’un double discours qui fait perdre à notre pays sa crédibilité sur la scène internationale ». Une proposition qui sera certainement suivie avec attention par les protagonistes du conflit libyen.
Source: Le point Afrique/Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée