Logan Wort est le secrétaire exécutif du Forum sur l’administration fiscale en Afrique (ATAF), une organisation panafricaine basée à Pretoria, qui rassemble 38 pays dont 14 francophones pour la promotion l’efficacité fiscale à travers le contient. Dans cet entretien avec La Tribune Afrique, cet ex-haut dirigeant du Trésor sud-africain revient, entre autres, sur le rôle stratégique de la fiscalité pour l’indépendance financière des Etats et analyse le manque à gagner occasionné par la faiblesse des lois fiscales régissant les affaires en Afrique.
La Tribune Afrique – Quel est finalement le rôle stratégique de la fiscalité dans le développement de l’Afrique à l’aune des agendas 2030 et 2063 ?
Logan Wort – J’aimerais dire d’entrée de jeu que c’est une nécessité de construire des administrations fiscales fortes en Afrique. Après la crise financière internationale de 2008, l’aide au développement de l’Afrique a diminué. Par conséquent, il y a, pour les pays africains, un besoin indéniable de lever leurs propres fonds pour soutenir les budgets. De plus, lorsque les objectifs du Millénaire pour le développement n’ont pas été atteints, les Nations Unies ont lancé l’agenda 2030 et l’Union africaine a suivi avec l’agenda 2063. L’agenda 2030 vise à atteindre un certain nombre de standards, notamment en matière d’éducation. Et pour que l’Afrique y arrive, le continent a besoin d’un important financement que nous devons mobiliser par nos propres moyens, car nous ne pouvons pas dépendre des recettes fiscales d’autres régions du monde pour soutenir l’éducation de nos citoyens.
Nous constatons cependant que les classes moyennes africaines en particulier n’utilisent pas les services dans leurs pays. Elles scolarisent leurs enfants au Royaume-Uni ou en France, vont à l’hôpital en Inde, boivent de l’eau embouteillée… Bref, ces gens sont citoyens de leurs pays, y paient leurs impôts, sans pour autant bénéficier des services qui en découlent. Les impôts payent les hôpitaux, les routes, la sécurité urbaine et les transports. Or, les classes moyennes africaines payent l’impôt, mais continuent d’acheter ces services par elles-mêmes. Du nord au sud, de l’est à l’ouest du Continent les classes moyennes africaines paient doublement l’impôt. Il est donc important de comprendre la fiscalité dans son contexte.
L’agenda 2063, quant à lui, met l’accent sur l’industrialisation avec la construction des ports, des routes, etc. Qui va financer tout cela ? Nous ne pouvons pas dépendre de l’aide pour le faire. L’Union africaine, à juste titre, privilégie la mobilisation de ressources financières domestiques. Cela est possible si nous créons un bon système éducatif qui fera non seulement que les Africains n’aient plus systématiquement envie d’envoyer leurs enfants étudier à l’étranger, mais aussi que ce système éducatif produise des ressources humaines compétentes pour travailler dans nos industries. Les pays ont également besoin de créer des environnements propices aux affaires. Il faut en outre une politique fiscale qui permette de bien collecter l’argent généré par les économies.
C’est justement à ce niveau que le bât blesse. Non ? Actuellement, les entreprises ne contribuent qu’à 15% des recettes fiscales perçues par 38 économies du Continent…
Si. Les entreprises en Afrique ne contribuent en effet qu’à 15% de la moyenne des impôts totaux perçus. La TVA contribue à hauteur de 34%. Mais il est clairement établi que même si tout le monde paye la TVA, les moins nantis en sont les principaux payeurs, parce que ce sont eux qui consomment le plus localement… De ce fait, les administrations fiscales africaines collectent plus d’argent auprès des pauvres. Les entreprises qui génèrent de grosses sommes d’argent contribuent seulement à 15% des recettes fiscales. Conclusion : les riches ne payent pas autant qu’ils devraient. Il est donc important de bien équilibrer les impôts.
Le deuxième élément de la nature stratégique de la fiscalité en Afrique est le suivant : notre continent est un grand exportateur de matières premières, mais il ne bénéficie pas de la transformation de ces matières. Nous exportons du cuivre, de l’or, du pétrole, du diamant…, mais nous achetons de l’essence, des bagues … Pourquoi ne fabriquons-nous pas notre propre essence avec notre pétrole, nos propres bagues avec notre diamant ? Le prix du café ougandais, du cacao ghanéen ou du thé kényan augmente entre 60 et 300% une fois en dehors des frontières. Pourquoi chacun de ces pays ne peut-il pas vendre son produit aux acheteurs à ces prix majorés ? C’est parce que la société propriétaire de la plantation vend le café ou le cacao ou le thé à une société elle-même détenue par une autre. Et cette entreprise le vend aux acheteurs. Entre le pays, la société intermédiaire et l’acheteur, le prix augmente parfois jusqu’à 600%. Mais cette envolée du prix a lieu après que la matière première ait quitté le pays.
L’un des aspects stratégiques de l’industrialisation consiste à comprendre la structure de la fiscalité dans et entre les pays. Ainsi, l’Afrique perd beaucoup d’argent en raison de la structure des transactions et des processus commerciaux. La plus grande perte est enregistrée dans l’industrie extractive, notamment celle du diamant. En 2013, la Banque mondiale a estimé que le diamant était vendu à 63% du prix moyen le plus élevé du marché. Il faut pourtant savoir que la valeur des diamants est créée par le marketing, parce qu’ils nous font croire que si vous aimez vraiment quelqu’un, vous pouvez lui offrir une bague. Mais, il n’y a pas de prix mondial pour le diamant et les principales places de négoce du diamant dans le monde n’en sont pas producteurs ( Suisse, Israël, Dubaï, Angleterre …).
Le schéma est en train de se reproduire avec la nouvelle économie. Avez-vous déjà vu une entreprise de taxis qui ne possède pas de voiture ? Avez-vous déjà vu une entreprise hôtelière qui ne possède pas un seul bâtiment ? J’en connais. Uber n’a pas de voiture. Airbnb n’a pas un seul hôtel. Ainsi, dans l’ère nouvelle contemporaine, une entité peut faire des affaires sur un territoire sans y exister. La question qui se pose désormais c’est de savoir comment imposer une telle entreprise ? Le défi stratégique de la fiscalité africaine aujourd’hui est d’emmener ceux qui font vraiment de l’argent dans nos économies à payer convenablement les impôts.
D’une part, la philosophie des affaires telle que portée notamment par le Doing Business encourage les pays à alléger leur fiscalité pour attirer les investissements directs étrangers (IDE), d’autre part les pays d’Afrique doivent accroître leurs recettes fiscales notamment en reconsidérant les taux d’imposition et le suivi fiscal… L’Afrique n’est-elle pas finalement dans un dilemme ?
Il n’y a pas de dilemme. C’est une question d’équilibre. Le besoin des entreprises d’investir dans un environnement fiscal favorable et le besoin pour l’Afrique d’accroître ses recettes fiscales ne sont pas deux choses contradictoires. Je m’explique. Premièrement, la fiscalité n’est pas le premier élément que les entreprises regardent avant d’investir. Nous avons des évidences, même en provenancesd’Instituts européens, que le taux d’imposition vient en treizième position dans la décision d’investir dans un pays. Donc, qu’il y ait une incitation fiscale ou pas, ce n’est pas la première raison qui pousse une entreprise à s’installer au Cameroun ou en Ouganda.
La première raison pour laquelle les entreprises vont dans les pays, c’est l’existence d’une affaire rentable. Ensuite elles regardent à la stabilité politique, la sécurité juridique, le climat, le niveau de compétences de la main d’œuvre locale… La fiscalité et les incitations fiscales viennent loin derrière. Donc, nous ne sommes pas d’accord que les pays africains doivent disposer d’incitations fiscales pour attirer les entreprises.
Deuxièmement, la plupart de nos entreprises en Afrique font dans l’industrie extractive. Les matières premières sont là, nous ne les fabriquons pas : l’or, le cuivre, le zinc, la bauxite … Ces matières sont dans nos sous-sols. Si une entreprise en a besoin, elle viendra les chercher. Nous n’avons pas besoin d’utiliser des incitations fiscales pour attirer les investisseurs. Nous pouvons faciliter la manière de faire les affaires, notamment en simplifiant les démarches administratives… Nous pouvons accorder aux entreprises des remises pendant l’exploration, mais nous ne le ferons pas, car elles vont gagner beaucoup d’argent et elles doivent payer des impôts sur ces gains.
J’aimerais équilibrer en disant que, oui, nous avons besoin de plus d’impôts. Mais, mobiliser plus d’impôt ne veut pas dire pratiquer des taux élevés. En réalité, le contraire est vrai. Plus les taux d’imposition sont bas, plus on collecte les impôts. Car, les taux d’impôt élevés encouragent l’évasion fiscale, parce que les gens évitent de payer des sommes importantes. Mais si les taux sont abordables, les gens paient, car ils peuvent aisément se le permettre. Et si l’administration fiscale est bien formée et le service est bon, l’incivisme des mauvais payeurs serait une évidence. Par-dessus tout, les citoyens doivent pouvoir témoigner que le gouvernement fait bon usage des recettes. Car, si vous payez des impôts et que vous sortez et voyez les routes, vous paierez. Si vous payez des impôts et que votre grand-mère va à l’hôpital et obtient le meilleur traitement dans les meilleures conditions, vous paierez.
Un taux d’imposition de 40%, 39% ou 30% n’aide personne. Il faut savoir que le système fiscal peut aider à propulser l’économie ou à la tuer. Donc, si un gouvernement opte pour des taux élevés, il aura, à la fin, juste assez d’argent pour payer l’armée pour rester au pouvoir, car il ne pourra rien faire d’autre avec le niveau de ses revenus.
Comment expliquer qu’alors que les taux ne sont pas souvent élevés en Afrique et que les Etats ne mettent pas un accent sur la fiscalité, les multinationales cherchent quand même à ne pas payer, au travers de l’optimisation fiscale ?
Je dirais d’emblée que le comportement des multinationales correspond à ce qu’elles font, quel que soit le taux d’imposition. Que celui-ci soit de 30% ou 40%, les multinationales se comportent toujours de la même manière. Et c’est vrai qu’en Afrique, les multinationales se comportent d’une manière particulière. En effet, la plus grande forme de structure fiscale utilisée par les multinationales pour réduire les montants qu’elles versent aux pays africains est constituée par les structures fiscales et les activités relatives aux affaires des interentreprises, appelées prix de transfert. Les prix de transfert sont responsables de 60% des pertes fiscales en Afrique. Et nous constatons que les multinationales ne font pas en Europe ce qu’elles font en Afrique. Pourquoi ? Je ne pense pas qu’elles se soucient du développement. Elles se soucient de l’argent qu’elles gagnent.
Deuxièmement, les politiques fiscales en Afrique sont faibles. Les traités fiscaux africains sont faibles. Notre système de défense fiscale n’est pas assez puissant pour empêcher les multinationales de retenir de l’argent au moyen de l’optimisation fiscale. Par conséquent, elles ne le font pas illégalement. Nos lois fiscales internationales sur les prix de transfert ne sont pas sévères en Afrique. C’est la raison pour laquelle ATAF a élaboré des lignes directrices pour les pays africains sur les prix de transfert, sur les règles relatives à l’imposition des intérêts. Car, les entreprises perçoivent de l’argent pour elles-mêmes et paient ensuite des intérêts sur cet argent avant de payer des impôts. C’est donc artificiel. Mais nous n’avons pas les lois pour empêcher de telles pratiques. Nous n’avons pas construit ces lois.
A présent, nous introduisons une limite à la sous-traitance des services de ressources humaines, parce que ce sont des traitements réalisés avant que les entreprises s’acquittent de leurs impôts. Elles introduisent ce coût sous forme de déduction artificielle, notamment en enregistrant 30% de l’équipe de direction dans un autre pays. Ainsi, lorsque ces personnes perçoivent leurs salaires, les mieux rémunérées, elles les enregistrent sous forme de dépenses d’exploitation. Cela est donc fait avant que le bénéfice ne soit clairement établi. Mais c’est artificiel, parce que ces gens sont des citoyens de leur pays, cependant immatriculés dans un autre pays.
Prenons le cas d’une société qui pèse 2 milliards de dollars, qui emprunte 9 millions de dollars à la société mère. Elle doit payer des intérêts sur les 9 millions, ce dont elle s’acquitte avant de déclarer son profit. Encore une fois, c’est artificiel.
Fondamentalement donc, les multinationales font ce que nous appelons « dépouiller les profits » [strips the profits – en anglais, NDLR]. Car, l’impôt sur les sociétés se paye est sur le profit. Donc, avant d’avoir les bénéfices, les entreprises retirent déjà de l’argent. Au moment où la société paie l’impôt sur les sociétés, si le taux est normalement de 29%, elle ne paie en réalité que 2 %, à cause des autres sommes déjà retirées.
Si la loi empêchait les multinationales de prendre ainsi de l’argent, elles paieraient l’ensemble de tous leurs droits d’impôts, selon le taux d’IS en vigueur dans les pays. Nos lois leur permettent de prendre l’argent. Les multinationales se comportent donc comme elles le font parce qu’elles ne se soucient peut-être pas du développement de l’Afrique, mais aussi parce que nos lois le permettent. Et au niveau de l’ATAF, nous sommes en train de réécrire les lois des pays africains pour empêcher de telles pratiques.
Cela pose une réelle problématique de fiscalité internationale. Comment l’Afrique peut-elle tirer avantage des programmes internationaux – tels que le Cadre inclusif sur le BEPS de l’OCDE et du G20 ou le « Inspecteurs des impôts sans frontières » (TIWB) de l’OCDE- auxquels adhèrent de plus en plus les pays du Continent- pour rapidement combler son manque à gagner ?
Il est important que l’Afrique puisse tirer avantage des opportunités qui s’offrent à l’échelle internationale. Mais avant cela, il est encore plus important que l’Afrique crée sa propre scène, ses propres règles pour des échanges mutuels puissants, pour créer une plateforme d’imposition des sociétés et d’intégration fiscale. Une fois cette dimension atteinte, nous pourrons mieux tirer avantage de ce qui se passe au niveau mondial.
C’est un gros risque de chercher à prendre avantage à l’échelle mondial, sans avoir au préalable construit quelque chose de fort à l’échelle régionale. Car, la scène mondiale est dominée par les intérêts de nombreux pays. Seules les économies fortes, donc développées, en bénéficient davantage. Actuellement, les pays africains y vont sans avoir échangé mutuellement. Nous y allons fragmentés. Et c’est la raison pour laquelle nous discutons aujourd’hui de l’imposition de l’économie numérique et examinons les différentes options.
A titre d’exemple, il existe peu d’éléments techniques relatifs à la fiscalité de l’économie numérique développés par l’OCDE. On parle de la nouvelle forme d’imposition [autour du projet d’imposition des GAFA, NDLR] qui distingue « le profit courant » du « profit résiduel ». Le « profit courant » détermine le seuil de chiffre d’affaires qui soumettrait une entreprise à l’impôt supplémentaire. Ainsi, au moment où ils proposent un seuil de 750 millions de dollars, très peu de multinationales gagnent cet argent. Ce qui signifie que l’Afrique n’en fera pas partie, mais nous sommes sur la scène internationale. « Le profit résiduel » est, quant à lui, le bénéfice au-delà des 750 millions de dollars. Des décisions seront ensuite prises sur le pourcentage de ce bénéfice qui reviendrait aux pays dans lesquels ladite entreprise réalise son chiffre d’affaires. Mais, qui va prendre ces décisions ? Donc, oui, nous devons être présent sur la scène mondiale et en tirer parti. Mais avant, nous devons savoir ce que nous voulons, ce qui est dans notre intérêt, afin de nous battre pour notre intérêt. C’est très important.
Pour répondre à votre question, l’Afrique fait en effet partie du Cadre inclusif sur le BEPS, du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements du forum mondial d’échange d’informations, ainsi que d’autres initiatives mondiales. C’est bien d’y être. Mais nous ne pouvons pas y aller et assister aux réunions sans rien dire, car c’est cela l’apanage de plusieurs pays africains y vont sans participer aux échanges. Il faut y aller pour s’exprimer, évoquer ses problèmes et les alternatives identifiées. L’ATAF rédige actuellement un document technique qu’il envoie aux pays participants à ces réunions afin de les aider à se battre pour les intérêts de l’Afrique.
Le programme « Inspecteurs des impôts sans frontières » (TIWB) est bon et l’ATAF y participe. Mais l’ATAF a son propre programme en la matière, lequel est en réalité plus vaste que le TIWB. Les auditeurs du TIWB vont dans un pays pendant deux semaines et réalisent leurs audits. ATAF travaille dans un pays pendant trois ans, les inspecteurs des impôts y vont ensuite pendant trois semaines avant la réalisation des audits. Ainsi, à la fin de tous nos programmes dans un pays, nous avons formé des auditeurs, contribué à modifier la loi, les politiques fiscales, … Le TIWB est donc un bon programme, mais qui ne fonctionne que parce qu’ATAF fait un travail en amont. Pourquoi dis-je cela ? Il est important que les Africains comprennent que lorsque nous obtenons de l’aide de l’extérieur, l’aide fonctionne quand nous avons fait beaucoup de choses par nous-mêmes. D’ailleurs, une grande partie des 1,1 milliard de dollars recouverts grâce à ces programmes ont été recouverts par des Africains pour des Africains.
Source: La Tribune Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée