Avec le coup d’État du général Moussa Traoré le 19 novembre 1968, l’armée a investi la sphère politique malienne pour ne plus la quitter. Depuis, le Mali a connu trois autres coups d’État militaires (1991, 2012, 2020). Le deuxième, porté par Amadou Toumani Touré (ATT), permit l’instauration de la démocratie malienne en 1992. Le troisième putsch chassera ce même ATT en 2012. Le dernier, porté par le Conseil national de salut public (CNSP), mit fin à mi-mandat au pouvoir d’Ibrahim Boubacar Keita (IBK) le 18 août 2020.
Entre coups d’État, luttes fratricides et affairisme, le pouvoir militaire et le pouvoir politique semblent se confondre dans la réalité, et tout spécialement lors de l’actuelle transition militaire. Après la formation du nouveau gouvernement malien, majoritairement prétorien, la nomination du premier vice-président du CNSP (dissous depuis), le colonel Malick Diaw, à la tête du Conseil national de la transition (CNT), organe législatif de cette transition, a fini par convaincre les observateurs de la scène politique malienne de la volonté des militaires d’accaparer tous les leviers du pouvoir.
Comment expliquer cette présence régulière de l’armée sur la scène politique malienne depuis un demi-siècle, notamment au vu des études théoriques sur les relations en démocratie entre civils et militaires ? Des élections libres et transparentes pourront-elles se tenir dans quatorze mois comme prévu ?
L’armée au cœur du pouvoir politique depuis le premier coup d’État de 1968
Le premier coup d’État au Mali marque le début d’une longue histoire de dictature militaire – 23 ans – et politique où les militaires occupent une place prépondérante. Du général Abdoulaye Soumaré, premier chef d’état-major sous Modibo Keita, à Diby Silas Diarra, en passant par Kissima Doukara et Tiekoro Bagayoko sous Moussa Traoré, l’armée a toujours été au cœur du pouvoir politique.
Les différents putschs survenus après, jusqu’au plus récent, n’ont fait que confirmer cette tendance. On aurait pu penser que l’intervalle démocratique (1992-2012 et 2013-2020) atténuerait cette domination militaire, mais la présence massive des militaires pendant cette période – aux portefeuilles de défense ou de la sécurité civile – a au contraire entériné leur prépondérance. Par peur d’éventuels coups d’État ou par réalisme politique – la logique démocratique supposant la subordination du pouvoir militaire au pouvoir politique –, plusieurs officiers ou hauts gradés de l’armée malienne ont été nommés ambassadeurs dans des chancelleries à travers le monde.
Depuis le début de la transition en cours, la nomination des militaires dans l’administration à des postes clés ne semble pas connaître de répit. Si les observateurs de la scène politique malienne sont habitués à voir des militaires à la tête des régions, leurs nominations à des postes jusque-là réservés à des civils suscitent des interrogations. Et cela d’autant plus que la « militarisation du régime » inquiète certains acteurs politiques, notamment le Mouvement du 5 juin-Rassemblement des Forces Patriotiques (M5-RFP) – dont la mobilisation a abouti au putsch contre IBK – et le président de son comité stratégique Choguel Koukala Maïga. Avec la crise que connaît le Mali, qui a des conséquences sur l’ensemble des institutions de l’État (désinstitutionnalisation de l’armée, fragilité des autorités politiques, insécurité touchant plus de 65 % du territoire), la force militaire devient une ressource politique.
Dans ces conditions, les militaires conservent un rôle prépondérant et donc un pouvoir qui dépasse largement leur domaine de compétence initial. Car, faut-il encore le souligner, l’actuel président de la transition, Bah N’Daw, est un colonel de l’armée malienne à la retraite. Le vice-président (poste créé pour la première fois dans l’architecture politique malienne) Assimi Goïta, ancien président du CNSP – dissous sur demande de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) – est aussi un colonel.
De surcroît, les portefeuilles stratégiques sont aussi occupés par des membres du CNSP (le colonel Sadio Camara au ministère de la Défense et des anciens combattants ; le lieutenant-colonel Abdoulaye Maïga au ministère de l’Administration territoriale et de la décentralisation ; le colonel Modibo Koné au ministère de la Sécurité et de la Protection civile ; et le colonel major Ismaël Wagué au ministère de la Réconciliation nationale).
Cette militarisation pose la question de la volonté réelle des militaires, et donc de la stratégie politique de cette transition. Ont-ils la volonté d’organiser des élections transparentes en vue d’un retour du pouvoir politique aux civils comme convenu avec la Cedeao ? La nomination comme gouverneurs de 13 militaires sur 20 nouveaux gouverneurs nommés à la tête des régions – tous proches du vice-président Assimi Goïta – illustre cette militarisation de la transition, quand on sait le rôle que jouent les gouverneurs de région dans l’organisation des élections.
Un changement des pratiques politiques au Mali depuis le début de la transition ?
Les régimes se succèdent au Mali, mais les pratiques politiques demeurent similaires. Au Mali, peut-être un peu plus pendant cette transition, on observe une confusion des sphères politique et militaire. Une alliance militaro-civile et religieuse s’est mise en place, avec un mélange des genres entre les trois sphères. A priori, on assiste à la fois à une politisation de l’armée – qui n’a bien évidemment pas commencé avec cette transition – et, d’autre part, à une militarisation du politique, c’est-à-dire que la force est devenue une ressource des dirigeants politiques, avec comme résultat un clientélisme réciproque entre civils, militaires et religieux.
La mise en place des membres du Comité national de transition a confirmé cela. Les pratiques néopatrimoniales qui ont amplement participé à discréditer l’ancien régime, loin d’avoir disparu, se reproduisent.
En dépit de la présence au sein de cet organe législatif transitoire de personnalités bénéficiant d’une légitimité démocratique (Mamadou Gassama, élu quatre fois député ; Badjan Ag Hamatou, élu sept fois, etc.), la proximité avec le CNSP a été un facteur important dans le choix des membres du Conseil national de transition, d’autant plus que les CV devraient être envoyés au vice-président de la transition, le colonel Assimi Goïta. Là où IBK semble avoir échoué dans sa tentative de faire imploser le M5-RFP, le CNSP a, semble-t-il, réussi. L’arrivée de plusieurs membres de ce mouvement hétéroclite dans le CNT s’apparente à des « prises de guerre » – une pratique qui a montré ses limites sous le régime sortant.
Une transition analogue à celle de 2012 ?
L’analogie avec la transition de 2012 est on ne peut plus difficile, tant les deux putschs militaires semblent éloignés. Si en 2012, c’est une mutinerie dans le camp de Kati qui se transformera en coup d’État, le putsch de 2020 est le couronnement de trois mois de contestation populaire avec comme fer de lance le M5-RFP.
Contrairement à 2012, où il y avait une Assemblée nationale (quatrième législature) – dont le président Diouncounda Traoré assurera le poste de président par intérim de la transition –, les membres du Conseil ne bénéficient d’aucune légitimité puisqu’ils ont été nommés. Par conséquent, ce Conseil ne peut procéder à des réformes importantes comme l’application de l’Accord d’Alger, dont la mise en œuvre totale demande une révision constitutionnelle.
Or, le pouvoir sortant était déjà confronté à un vaste mouvement populaire, « Antè A Bana » (une formule qui signifie en bambara « on refuse »). Antè A Bana s’était dressé contre la révision constitutionnelle qui aurait permis l’application de cet accord. De même que beaucoup de gens soupçonnaient le président Ibrahim Boubacar Keïta d’avoir concocté une Assemblée nationale taillée sur mesure qui lui aurait permis cette révision constitutionnelle. Pour le moment, toutes les tentatives de révision constitutionnelle semblent avoir échoué.
Une tentative de passage en force des militaires en vue d’une révision constitutionnelle risquerait d’engendrer une sorte de « coalition des partis politiques » qui feront bloc contre les autorités de la transition. Les partis y verront l’occasion de reprendre du poil de la bête, eux qui sont les « mal-aimés » de cette transition. Le risque d’enlisement est grand, d’autant plus que les résultats sur le plan sécuritaire ne sont pas totalement au rendez-vous.
Quid de la Cedeao et de la France ?
La Cedeao, acteur central des négociations avec le CNSP, pourrait se retrouver piégée en cas d’enlisement. C’est la raison pour laquelle elle s’était inquiétée auprès des autorités de la transition de l’interpellation de personnalités en dehors de tout cadre légal et de la non-dissolution du CNSP.
La France est, elle aussi, un acteur majeur de la crise malienne, de par la présence de son plus gros contingent militaire en dehors de la métropole. L’invitation du président de la transition Bah N’Daw à l’Élysée, une réunion d’où peu d’informations ont filtré, a pu être interprétée comme une tentative de récupération de la part de Paris.
Pourtant, l’opinion publique malienne ne semble pas comprendre l’empressement de la France – et de la Minusma – à appliquer l’accord d’Alger, quand bien même les conditions sécuritaires se seraient dégradées.
Parmi les mouvements demandant le départ des troupes françaises – ce qui pourrait tourner à la catastrophe en raison de l’arrivée probable des djihadistes à Bamako –, il y a des groupuscules d’extrême gauche africaine qui ont comme ressource politique principale l’« anticolonialisme ». En plus, l’opinion publique malienne a du mal à comprendre pourquoi ceux qui se sont alliés avec les mouvements djihadistes en 2012, et qui sont à la base de toute cette crise (le Mouvement national pour la libération de l’Azawad devenu Coordination des mouvements de l’Azawad) sont devenus aujourd’hui fréquentables.
L’incompréhension est d’autant plus profonde que l’armée malienne a été interdite d’entrer à Kidal par l’armée française en 2013. Cette ambiguïté de la politique française, loin d’atténuer le passif de l’ancienne puissance coloniale, participe à alimenter toutes les théories (complotistes ou pas) qui voudraient que la France soit derrière les mouvements indépendantistes et/ou djihadistes, pour faire main basse sur les richesses dont regorgerait le sous-sol du nord du Mali.
La militarisation de cette transition, loin de résoudre cette crise du Sahel – qui est avant tout politique –, risque d’aggraver encore la fracture politique au Mali. Les priorités qui devraient être celles de la transition (justice, fin de l’impunité, révision du fichier électoral, préparation des élections crédibles, ratissage des zones occupées par les djihadistes, etc.) semblent reléguées au second plan.
Au contraire, nous assistons à une présence accrue de l’armée sur la scène politique malienne. Or le politiste camerounais Jean‑Emmanuel Pondi nous prévenait il y a quelques années déjà que l’espoir fondé sur les militaires est un mirage. Ce qui se vérifie eu égard à l’histoire politique de l’Afrique depuis l’indépendance. Il est aujourd’hui fort probable que les dix-huit mois initialement prévus de la transition soient dépassés.
Il est aussi évident que les militaires chercheront à peser sur les futures échéances électorales. La communauté internationale, en voulant confier à cette transition des réformes nécessitant une révision constitutionnelle, risque de renforcer cette position des militaires. Or, tous les experts sont unanimes sur le fait que la crise au Sahel est avant tout une crise sociopolitique avant d’être militaire. Cette transition est-elle légitime pour mener des réformes ?
Source : Le Point Afrique/Mis en ligne ; Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée