L’indice Mo Ibrahim de la gouvernance en Afrique envoie des signaux pour le moins inquiétants. Son fondateur explique les urgences en la matière.
« Compter sur le développement économique et humain pour compenser un déficit en matière de droits et de démocratie conduit tôt ou tard à l’échec. » Ce propos qui sonne comme un avertissement est de Mo Ibrahim, le milliardaire anglo-soudanais, connu pour son combat pour la bonne gouvernance en Afrique depuis maintenant dix ans. À 72 ans, « Dr Mo » comme on l’appelle avec respect sur le continent est loin d’en avoir terminé avec son combat. Bon an, mal an, cet infatigable ingénieur soudanais qui compte parmi les personnalités les plus influentes de la planète prend le pouls de l’Afrique en ce qui concerne la politique publique, celle des droits de l’homme et du développement. Et ce, malgré les interrogations sur le rapport annuel de sa fondation, sans compter le nombre de dirigeants qui s’accrochent au pouvoir, ou encore les débats qui s’entrechoquent sur les migrations.
Pour la première fois depuis ses débuts, l’indice Ibrahim se veut « alarmiste », car il note une dégradation de la situation. Une conclusion qui a pu surprendre alors même que les analystes ont bouclé leurs travaux avant l’apparition du Covid-19 et les troubles récents en Éthiopie, en Côte d’Ivoire ou encore en Guinée. Pas de quoi bousculer Mo Ibrahim, convaincu qu’il faut renforcer les outils de lutte contre la mal-gouvernance. Optimiste, toujours. Entretien.closevolume_off
Le Point Afrique : Les conclusions de l’édition 2020 de l’indice Mo Ibrahim sont extrêmement pessimistes sur la gouvernance. L’Afrique est-elle à un tournant ?
Mo Ibrahim : Je ne dirais pas « extrêmement pessimistes ». D’abord, et c’est important de le souligner aussi, le niveau de gouvernance globale sur le continent a progressé au cours de la dernière décennie. En 2019, six Africains sur dix vivent dans un pays où la gouvernance s’est améliorée depuis 2010. Mais c’est vrai que les progrès ont ralenti depuis quelques années, et ce, à un point tel que, pour la première fois depuis 2010, le niveau de gouvernance moyen recule en 2019. C’est un recul léger de moins 0,2 point, mais c’est un signal d’alerte. Par ailleurs, nous parlons ici de la moyenne du continent. L’Afrique, c’est 54 pays avec des réalités et des trajectoires bien différentes. Ainsi, sur ces 54 pays, au cours de la décennie 2010-2019, vous en avez par exemple 13 dont la détérioration s’aggrave (Afrique du Sud, Maurice, Mozambique, Nigeria, Cameroun…), 10 qui se mettent à décrocher et décliner à partir de 2015 (Tanzanie, Ghana…), mais vous en avez aussi 12 qui progressent de plus en plus rapidement (Égypte, Angola, Somalie…) et 14 qui progressent encore mais de manière ralentie à partir de 2015 (Sénégal, Maroc, Rwanda, Kenya, Éthiopie…).
Vous situez le point de rupture à peu près à l’année 2015. Que s’est-il passé ?
La gouvernance ne se limite pas seulement au respect de la démocratie, du droit et de la transparence. Il s’agit de la capacité des États à délivrer l’ensemble des biens et services auxquels tout citoyen est en droit de prétendre. Lorsqu’on regarde plus en détail les évolutions sur la décennie 2010-2019, on constate que les progrès, incontestables, réalisés depuis 2010 en termes de développement humain et d’opportunités économiques, ont commencé à ralentir. Or parallèlement, vous avez une détérioration de la dimension relative à la sécurité et à l’état de droit, même si elle a tendance à s’atténuer en fin de période. Mais surtout, la composante participation, droits et inclusion se dégrade de plus en plus vite. Au total, les progrès enregistrés d’un côté ne suffisent plus à compenser les détériorations ailleurs. Et vous avez là un élément essentiel : l’équilibre. Il n’y a pas de trade-off possible entre les différentes composantes de la gouvernance. Compter sur le développement économique et humain pour compenser un déficit en matière de droits et de démocratie conduit tôt ou tard à l’échec.
Est-ce que votre rapport n’intervient pas un peu tard au regard des crises observées actuellement dans divers pays comme l’Éthiopie, la Côte d’Ivoire, la Guinée, ou encore la Tanzanie ?
L’indice de gouvernance repose sur près de 250 variables collectées auprès de 40 sources différentes. Elles vont de la Banque mondiale au World Justice Project. Les dernières données disponibles s’arrêtent toutes à 2019. Au-delà, nous sommes dans le domaine de la prévision. L’intérêt majeur de l’IIAG, c’est de fournir le tableau le plus complet possible de la situation et surtout des tendances qui y conduisent. Certes, l’année 2020, qui n’est d’ailleurs pas terminée, n’apparaît pour aucun des pays que vous évoquez. Mais les tendances lourdes et l’évolution de certains indicateurs fournissent des éléments précieux, déjà présents dans nos précédentes éditions.
En Éthiopie, la progression générale s’est affaissée, et certains indicateurs comme les migrations forcées ou les relations de travail se dégradent de plus en plus. En Côte d’Ivoire aussi, les progrès ralentissent, et certains indicateurs comme les procédures de passation de marchés publics ou l’espace accordé à la société civile se détériorent de plus en plus vite. En Tanzanie, la performance générale décline clairement à partir de 2015, et 22 des 79 indicateurs de l’indice affichent depuis 2010 une dégradation qui empire avec le temps. En Guinée, on assiste au même type d’évolution en termes de sécurité, d’état de droit, de participation, de droits et d’inclusion, avec certains indicateurs qui perdent plus de 20 points (impartialité du système judiciaire, passation des marchés publics, espace de la société civile, violences à l’encontre des femmes).
Quelle est votre réaction face aux violations des droits de l’homme observées notamment lors des dernières élections en Côte d’Ivoire ou en Guinée ?
Je condamne en termes absolus les violations de droits de l’homme, où qu’elles aient lieu et à quelque moment que ce soit.
L’indice Ibrahim 20 ne tient pas compte de la crise sanitaire du Covid-19. L’Afrique a plutôt été épargnée jusqu’ici sur le plan sanitaire. Quelles sont les conséquences que vos analystes redoutent le plus et qui auront un impact sur la gouvernance ?
Effectivement, le continent africain semble jusqu’à présent relativement épargné sur le plan sanitaire, notamment par rapport à des régions équivalentes, comme l’Amérique latine. Je crois toutefois qu’il faut demeurer prudent. La première vague continue de monter inexorablement – nous en sommes maintenant à plus de 2 millions de cas déclarés, soit une augmentation de plus de 25 % en un mois. Mais pour l’Afrique, l’impact le plus dévastateur est d’abord économique. La chute massive de la demande en matières premières, la mise à l’arrêt du tourisme et les mesures drastiques de confinement ont déjà provoqué la disparition définitive de nombreuses entreprises et réduit encore les perspectives d’emplois, voire de simple survie.
Pour la première fois depuis 25 ans, l’Afrique va rentrer en récession. Face à ce choc exogène très fort, les ressources – notamment fiscales – des gouvernements africains pour compenser les effets économiques sont beaucoup plus limitées qu’ailleurs. Le risque de voir s’arrêter, voire reculer, les progrès importants enregistrés depuis 2010 sur le plan des développements humain et économique est donc conséquent. En même temps, vous connaissez la formule de Churchill : ne gâchons pas une bonne crise. Nous savons tous que seule une crise profonde est en mesure de susciter un changement majeur. C’est donc le moment ou jamais de construire un nouveau modèle de croissance, plus durable, plus inclusif et plus autonome.
Votre fondation a décidé pour la première fois de prendre en compte l’opinion des citoyens. Quel éclairage peut nous apporter ce nouvel indicateur, et pourquoi maintenant ?
Dès l’origine, nous avons estimé que l’opinion des citoyens sur le terrain était essentielle pour évaluer la qualité de la gouvernance, qui ne se résume pas aux engagements politiques et budgétaires. Ces indicateurs ont toujours été inclus dans l’Indice de gouvernance, mais ils l’étaient de manière dispersée. Nous avons donc décidé de mieux les mettre en valeur en les regroupant dans une section dédiée. Cette nouvelle section fait apparaître une insatisfaction croissante des citoyens à l’égard de la gouvernance dans leur pays. Celle-ci est particulièrement sensible en ce qui concerne le développement humain et les opportunités économiques. Cela tient sans doute au fait que les progrès enregistrés ont suscité de nouvelles attentes, mais surtout à ce que la croissance économique et les progrès sociaux, bien que conséquents, demeurent très en deçà de la croissance démographique.
Avez-vous envisagé une mue de votre fondation afin de peser un peu plus sur les décisions des politiques ? Depuis 2017, vous n’avez pas remis votre prix annuel de leadership. Malgré un grand nombre d’élections ces dernières années, les dirigeants ne changent pas. Est-ce que la dégradation de la situation de la gouvernance a un lien avec ce peu de renouvellement ?
L’excellence en matière de leadership ne court pas les rues. S’il avait fallu remettre ce prix à un dirigeant européen, je ne suis pas sûr que le résultat aurait été meilleur. La complexité et la juxtaposition des défis auxquels nos dirigeants africains sont confrontés, avec des institutions encore fragiles, sont à mon avis nettement plus lourdes que celles de leurs homologues européens mieux armés. Je ne suis pas sûr non plus qu’en termes de démocratie, de droits de l’homme ou de transparence, nos dirigeants africains soient vraiment les pires. Il faut vraiment changer cette façon de voir et de raconter les choses.
À vrai dire aussi, je ne pense pas que la meilleure façon de faire évoluer les choses soit le name and shame. Mieux vaut plutôt fournir les outils adéquats pour évaluer l’efficacité de la gouvernance et le bien-fondé du leadership. Il est essentiel de savoir exactement d’où on part, où on veut aboutir, et si on y va correctement.
À votre avis, la « bonne gouvernance » est-elle l’unique moyen de générer de la confiance pour tous les pays quelles que soient leurs ressources, leur histoire, leur dynamique ?
Oui absolument. La démocratie, c’est un contrat. La gouvernance, c’est la capacité à délivrer correctement l’ensemble de biens et services auxquels tout citoyen est en droit de prétendre. Le facteur clé, c’est la confiance. Et nous sommes tous en train de la perdre. Ce qui préside aujourd’hui à la détérioration de la gouvernance comme à la « fatigue » démocratique, ici comme ailleurs, c’est une méfiance croissante envers la capacité des États à maîtriser les choses et à « délivrer », qu’il s’agisse des défis qui dépassent les frontières, tels que les pandémies, le changement climatique et le terrorisme, ou qu’il s’agisse de la simple vie quotidienne des citoyens, qui ont des attentes très pratiques et immédiates. Il est crucial de rétablir la confiance au plus vite.
Qu’en est-il de la juste répartition des richesses au sein de la population ?
La juste répartition des richesses doit certainement constituer un objectif essentiel de politique publique qui garantit d’ailleurs leur viabilité et leur efficacité sur le long terme. De façon plus générale, un des objectifs essentiels de l’Indice Ibrahim est de parvenir à capter correctement l’impact effectif des politiques publiques sur le terrain : ni les engagements politiques, ni même les seules dépenses budgétaires ne suffisent à qualifier une politique publique. Ce qui compte, c’est ce que le citoyen en bout de chaîne perçoit et reçoit. C’est pourquoi notre indice incorpore également des indicateurs issus d’enquêtes de terrain.
La question des inégalités est évidemment un sujet majeur. On ne peut pas se contenter d’observer seulement, pour s’en féliciter, la croissance du PIB, ni même celle du PIB moyen par habitant. Car, de façon générale, et pas seulement au niveau du continent africain, la croissance économique s’est de façon croissante accompagnée, voire traduite, par un creusement massif et préoccupant des inégalités. Nous manquons encore d’indicateurs de qualité sur ce sujet, de nature à être incorporés dans notre indice et nous y travaillons activement.
La corruption et la mauvaise gouvernance sont des plaies pour l’Afrique tandis que la culture et l’immatériel sont des valeurs que de nombreux Africains veulent aujourd’hui défendre. Quelle est votre réflexion à ce propos ?
La corruption et la mauvaise gouvernance sont des plaies partagées bien au-delà du continent africain. En outre, de même que it takes two to tango, it takes two to corrupt… Derrière chaque officiel africain corrompu, il y a généralement plusieurs entreprises non africaines en quête de licence d’exploitation ou d’exemption fiscale. Il est essentiel de mesurer combien la corruption et l’absence de transparence sont en fait synonyme d’inefficacité et de pertes de richesses pour un pays et pour ses concitoyens.
Quant à la culture et l’immatériel, qui sont un tout autre sujet, oui, effectivement, ce sont des éléments essentiels pour le continent africain, parce que ce sont des synonymes et des vecteurs de partage, et que la culture africaine, c’est d’abord et avant tout, et ce depuis toujours, une culture de partage.
Dans ce contexte, comment redonner toute sa place au politique ?
Nous sommes rentrés dans un monde d’inquiétude, face à la multiplication, à la complexité croissante des défis du monde contemporain. L’inquiétude des peuples conduit toujours à l’instabilité et aux crises, au renforcement des extrêmes, à l’exclusion de l’autre. Plus que jamais, nous avons besoin de voir émerger des leaders politiques responsables et éclairés, capables de prendre la mesure de risques aujourd’hui inévitablement partagés et d’identifier les priorités, pour les communiquer sereinement mais fermement à leurs concitoyens.
La question de la migration des jeunes est clairement posée à l’Afrique depuis plusieurs années. Comment faire pour rendre plus audible la voix des Africains sur ce sujet où ils sont en première ligne ?
En réalité, le phénomène migratoire n’est ni récent ni exclusivement africain. Il fait partie intégrante de l’histoire de l’humanité depuis son origine. Il a contribué à la formation et à la richesse actuelle de nombreuses nations. Les migrants africains ne représentent qu’une faible part du nombre total de migrants au niveau mondial. La plupart d’entre eux en réalité circulent au sein du continent africain : 70 % des migrants subsahariens demeurent à l’intérieur du continent. Malheureusement, le débat actuel sur les migrations est trop souvent fondé sur des préjugés qui reposent sur des données inexactes, et conduisent à des réactions émotionnelles et donc des politiques inappropriées. D’où l’intérêt du débat que nous venons d’organiser au cours du week-end dernier à Abidjan, en terre africaine, fondé sur des données factuelles et avec la participation active des jeunes du continent, parce que ce sont eux les premiers concernés.
Comment la bonne gouvernance peut-elle intervenir dans la résolution de ce défi ?
Sur le continent africain, le facteur principal à l’origine des mouvements migratoires n’est pas la fuite face à un conflit ouvert – comme en Syrie par exemple –, mais la recherche d’un emploi. L’explosion démographique de la jeunesse africaine se trouve en effet confrontée à l’insuffisance de perspectives socio-économiques pour sa génération. Quoique conséquente, la croissance économique de la dernière décennie, essentiellement fondée sur l’exportation de matières premières à cours soutenus, n’a été que faiblement créatrice d’emplois. Dépourvue de perspectives, la jeunesse africaine a donc tendance à se tourner, dans le meilleur des cas, vers la migration, dans le pire, vers l’enrôlement dans les réseaux terroristes. Par ailleurs, quoique conséquents également, les efforts consentis en matière d’éducation, par les gouvernements africains comme par les partenaires, sont restés trop déconnectés des besoins et perspectives du marché de l’emploi.
Il est donc essentiel de travailler sur une meilleure adéquation de l’offre d’enseignement avec les perspectives d’emplois et les besoins des entreprises, de mesurer les effets de la 4e révolution industrielle déjà en marche, mais aussi d’investir dans le secteur agricole, un des grands potentiels du continent africain, de renforcer les structures de formation professionnelle et d’enseignement technique, d’améliorer les conditions de travail et de rémunération sur le continent, y compris d’ailleurs dans le secteur public, de travailler au renforcement et à l’amélioration des conditions de mobilité tant géographique que professionnelle ou éducative. D’aborder dans le fonds la question migratoire non pas sous l’angle d’une fuite qu’il faut juguler, mais sous celui d’une mobilité qu’il faut organiser.
Source : Le Point Afrique/Mus en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée