L’Unesco, réunie cette semaine pour étudier une soixantaine de candidatures, a donc finalement annoncé, mardi 14 décembre, que la rumba congolaise – dossier présenté par le Congo-Kinshasa et le Congo-Brazzaville – était admise sur sa liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. La nouvelle était plus qu’attendue pour cette musique qui puise, selon les spécialistes, ses origines dans l’ancien royaume Kongo, où l’on pratiquait une danse appelée Nkumba, qui signifie « nombril », parce qu’elle faisait danser hommes et femmes nombril contre nombril.
Avec la traite négrière, les Africains ont emmené dans les Amériques leur culture et leur musique. Ils ont fabriqué leurs instruments, rudimentaires au début, plus sophistiqués ensuite, pour donner naissance au jazz au nord, à la rumba au sud. Avant que cette musique ne soit ramenée en Afrique autour du Pool Malebo, la boucle du fleuve Congo par les commerçants grecs et européens, avec disques et guitares. Et dans leur carton, le premier tube congolais, « Marie Louise », signé Antoine Wendo Kolosoy (1925-2008), alors jeune mécanicien sur les bateaux et publié en 1948 par les éditions Ngoma. À cette époque, cette partie du continent africain se distinguait par le fait que la musique n’était pas seulement réservée aux griots ou lignées de musiciens. Tout le monde avait donc le droit de chanter, de jouer d’un instrument.
Qu’est-ce qui fait la particularité de la rumba congolaise ?
La rumba dans sa version moderne a une centaine d’années. Entre-temps, elle a rencontré la rumba cubaine des années 1930, la musique caribéenne, latine et afro-américaine, avant de s’émanciper dans les années 1940. Sa rythmique très particulière est basée sur l’ostinato, c’est-à-dire des phrases qui tournent en boucle. Avec deux instruments de base : la guitare et la basse. La philosophie de la rumba congolaise repose sur ce passage des polyrythmies, autour des tambours et des percussions, vers la guitare et la basse.
C’est une musique des villes et des bars, de rencontre des cultures et de nostalgie, de « résistance et de résilience », de « partage du plaisir aussi », avec son mode de vie et ses codes vestimentaires (« la sape »), expliquait récemment à l’Agence France Presse le Pr André Yoka Lye, directeur à Kinshasa de l’Institut national des arts (INA). Pour lui, la rumba est « tentaculaire, présente dans tous les domaines de la vie nationale ». Elle est marquée par l’histoire politique des deux Congos, avant et après l’indépendance. Elle devient majoritaire, populaire dans toute l’Afrique subsaharienne, via la radio.
Grand Kallé et les mutations de la rumba
Au-delà des deux Congos, la rumba occupe une place de choix sur tout le continent, puisqu’elle a connu son apogée dans l’ébullition sociale, politique et culturelle précédant les indépendances africaines. Porté par la figure cardinale de Joseph Kabaselé Tshamala alias Grand Kallé (1930-1983), l’un des pères fondateurs de la rumba congolaise, leader de l’African Jazz. C’est lui qui a fait entrer la musique congolaise dans la modernité en faisant la jonction avec les autres musiques noires de chaque côté de l’Atlantique. Il crée avec Tabu Ley Rochereau une nouvelle manière de faire de la musique en groupe plutôt qu’individuellement, c’est le début des orchestres, cette tradition va éclore partout sur le continent. Et sa rumba va prendre une dimension plus importante encore, avec une veine mélancolique marquée par des mélodies plus lentes, des textes en lingala qui évoquent la vie réelle des Congolais qui traversent comme tous les autres des moments de ruptures, qui rencontrent l’amour, font face à des injustices ou veulent tout simplement rester debout, lutter. C’est fortement marqué par le contexte politique de l’époque et grâce à son instruction que Grand Kallé va d’abord créer son propre label et convaincre des politiques à s’intéresser à ce que font les musiciens du pays.
« Indépendance chacha », un hymne pour toute l’Afrique
Une date consacre l’apogée de la rumba congolaise : le 30 juin 1960. C’est le jour de la proclamation de l’indépendance du Congo, le soir même, la chanson « Indépendance Cha Cha » est jouée. Plus qu’une chanson, c’est un hymne pour tout un continent. Car il vient consacrer de longs mois de négociations menées à Bruxelles entre le colonisateur belge et le Front commun, un groupement présidé par Joseph Kasavubu, le futur président du pays qui deviendra la République démocratique du Congo. À ses côtés, toutes les grandes figures de l’époque : Lumumba, Jean Bolikango, Patrice Lumumba, et Joseph Kabaselé, Grand Kallé et son orchestre, venu distraire en musique la délégation congolaise. Il est un ancien élève de Kasabuvu et réussi à entraîner dans son sillage à cette époque un certain Manu Dibango.
Ce soir du 30 juin, cette chanson va tout changer, tous les principaux acteurs de la Conférence sont cités dans « Indépendance Chacha ». C’est le début du Libanga, une tradition qui consiste à citer les noms de personnalités dans les chansons et qui perdure toujours. D’ailleurs ça a commencé dès le titre « Table ronde », l’autre hymne des indépendances qui salue dans son texte les négociateurs belges. Dans ce moment décisif de l’histoire congolaise, loin de son allure romantique et de ses paroles langoureuses des débuts, la rumba apparaît définitivement comme une musique qui capable d’accompagner les mutations de la société congolaise. Et en dépit de toutes les turbulences, la guerre froide entre les États-Unis et la Russie, l’assassinat de Patrice Lumumba, l’arrivée au pouvoir de Mobutu, les métissages sonores autour de la rumba n’ont jamais cessé. En 1974, lors du célèbre combat de boxe organisé à Kinshasa entre George Forman et Mohamed Ali, des musiciens américains emmenés entre autres par James Brown ou la chanteuse Etta James n’hésitent pas à partager la scène avec les groupes phares du Congo dont Franco et l’OK Jazz ou encore Zaïko Langa Langa. Tout cela a été rendu possible grâce à la vision de Grand Kallé qui a formé pléthore d’artistes pour prendre la relève et faire rayonner pour toujours la rumba. Franco, Sam Mangwana, Papa Wemba, Koffi Olomidé et le Quartier Latin international, Werrason, Fally Ipupa, Ferré Gola, Héritier Watanabe etc.Sans oublier que la rumba se conjugue aussi au féminin avec de grandes artistes comme Mbilia Belle, M’Pongo Love, Abeti Masikini, Cindy Le Coeur et bien d’autres. Chaque génération apportant sa touche personnelle : nouveaux instruments, nouveaux pas de danses, nouveaux rythmes ou noms, comme le Tshatsho qui caractérise la rumba de Koffi Olomidé, la Tokoss celle d’Ipupa. En somme, la rumba moderne transcende les générations depuis près de cent ans et s’impose comme un patrimoine culturel pour le monde.
Un long chemin vers la reconnaissance de l’Unesco
« Ce joyau culturel propre aux deux Congos est reconnu pour sa valeur universelle », s’est félicité sur Twitter, le président de République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, en accueillant cette inscription « avec joie et fierté ». « La rumba, c’est notre identité ! Sa reconnaissance internationale est une fierté et une richesse », a également commenté à Kinshasa Catherine Furaha, ministre de la Culture, des Arts et du Patrimoine ». « Un événement à célébrer » par les deux Congos, a appuyé son collègue ministre de la Communication, Patrick Muyaya. Tous deux animaient dès jeudi dernier une conférence de presse consacrée à cette inscription, commentée avec quelques jours d’avance. « Il est de notre devoir à tous de promouvoir la rumba », estimait l’un. « C’est une valeur, une civilisation, une science, elle doit s’apprendre », considérait l’autre, en lançant un appel aux « opérateurs économiques » pour une école, une salle…
« Rien de plus normal que le combat des Congolais aboutisse à cette reconnaissance universelle. Sentiments de réhabilitation et de reconnaissance pour cette belle musique dont le tempo est puisé dans les tripes des Congolais », a déclaré à l’AFP à Kinshasa Zacharie Bababaswe, chroniqueur de musique. Cette inscription est « une reconnaissance, parce que la rumba est le trait d’union entre les deux rives du fleuve Congo », a dit à Brazzaville Jacques Iloki, vice-président de l’Association des peintres du Congo.
De nouveaux talents
La rumba a connu des hauts et des bas, ses stars font parfois polémique, voire scandale, ses réseaux de production et de distribution sont critiqués pour manquer de rigueur. Mais elle vit et se renouvelle, assure-t-on dans les deux capitales congolaises, où on compte sur cette inscription au patrimoine mondial pour lui donner une notoriété nouvelle, y compris auprès des Congolais eux-mêmes.
Au paradis des ambianceurs des deux rives du fleuve Congo, on se réjoui : « Alléluia ! », « Enfin ! », « Une belle victoire ! » Les réseaux sociaux ont immédiatement débordé d’enthousiasme, saluant cette inscription comme une reconnaissance, mais aussi un défi à relever pour faire vivre et prospérer cette passion commune aux Congolais. Pour le chroniqueur Bababaswe, elle « stimulera à coup sûr de nouveaux talents, pourvu qu’on leur crée des cadres » pour exercer leur art.
Source: Le Point Afrique/ Mis en ligne: Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée