À deux mois de l’élection présidentielle, l’inquiétude grandit en Ouganda face à l’usage disproportionné de la force et le recours à des hommes armés en civil par le gouvernement. L’avocat spécialiste des droits de l’Homme, Nicholas Opiyo, a décrypté pour France 24 ce regain de tension dans le pays.
La vidéo, filmée depuis une voiture dont on entend les passagers terrifiés, montre 45 secondes de terreur. La scène se passe dans un quartier en périphérie de Kampala, la capitale ougandaise.
« Ils sont en train de tirer », dit une voix de femme à l’intérieur de la voiture. À travers le pare-brise, on voit des hommes en jean et t-shirts, fusils automatiques à la main, brandissant leurs armes en pleine rue.
La panique augmente quand ces hommes armés se mettent à tirer en l’air sans raison, dans une atmosphère opacifiée par la fumée de gaz lacrymogènes. « Quoi ? Jésus ! », crie la femme dans la vidéo. « Maman, Maman, j’ai très peur », gémit-elle alors qu’un homme en t-shirt rayé se met soudain à tirer à hauteur d’homme.
La vidéo, publiée sur Twitter par l’avocat spécialiste des droits humains Nicholas Opiyo, n’est que l’une des nombreuses images de violences qui circulaient sur les réseaux sociaux jeudi 19 novembre. Ce jour-là, des policiers en uniforme et en civil ont tiré sur des manifestants qui protestaient contre l’arrestation de Bobi Wine, le chef de l’opposition ougandaise, faisant au moins 37 morts.
« Au cours des derniers jours, nous avons commencé à voir des choses très inhabituelles dans ce pays : des personnes au volant de leurs voitures, brandissant des armes et tirant de manière aléatoire sur tout ce qu’ils voient dans la rue. Ces signes sont extrêmement inquiétants », a confié Nicholas Opiyo à France 24, lors d’une interview vendredi. « Nous pensons que le gouvernement a constitué des milices paramilitaires sous prétexte de faire respecter l’ordre. »
L’avocat souligne que la vidéo a été prise jeudi par un collègue qui a souhaité rester anonyme. « Nous avons vu beaucoup de vidéos circuler en ligne hier mais je peux certifier que celle-ci est réelle car je connais la personne qui a filmé », a-t-il affirmé.
« Les périodes électorales peuvent être particulièrement tendues en Ouganda. Mais, cette fois-ci, la violence a débuté exceptionnellement tôt avant le scrutin de janvier et avec une intensité qui fait craindre le pire au vu des enjeux qu’il représente pour le président Yoweri Museveni ».
« Dites à Museveni que nous ne sommes pas des esclaves »
Après 34 ans à la tête du pays, Yoweri Museveni est candidat à sa réélection. Le 2 novembre dernier, la commission électorale lui a ouvert la voie du scrutin en validant sa candidature à l’élection présidentielle de janvier 2021.
Depuis son arrivée au pouvoir en 1986 à la suite d’un coup d’État militaire, le président de 76 ans – un ancien soldat rebelle devenu chef d’État – n’a jamais perdu une élection au cours de sa carrière politique.
Mais aujourd’hui, son pouvoir est sérieusement menacé par Bobi Wine, un musicien de 38 ans converti à la politique.
Connu en Ouganda comme le « président du ghetto » en raison de ses origines modestes, le jeune candidat a su capter l’attention de nombreux électeurs et électrisé sa jeune base électorale en osant appeler Yoweri Museveni à démissionner.
Bobi Wine – de son vrai nom Robert Kyagulanyi Ssentamu – a été arrêté un peu plus tôt dans la semaine et accusé de ne pas avoir respecté les restrictions liées au Covid-19. À la suite des violences de jeudi – les pires troubles survenus dans le pays depuis une dizaine d’années – l’opposant a été libéré sous caution vendredi et doit comparaître à nouveau devant la justice le 18 décembre.
Face aux journalistes qui l’interrogeaient à la suite de sa libération, Bobi Wine – l’air fatigué – a refusé de courber l’échine. « Dites à Museveni que nous ne sommes pas des esclaves et que nous n’accepterons pas d’être des esclaves », a-t-il déclaré. « Nous serons libres. »
Arrestations et remises en liberté
Depuis son élection au Parlement en 2017, l’opposant a pris l’habitude de réagir à ses fréquentes arrestations en réaffirmant son opposition aux autorités.
À la suite d’un passage en prison, Bobi Wine avait été autorisé à se rendre aux États-Unis pour faire soigner des blessures infligées lors de son incarcération.
Les membres du parti au pouvoir avaient alors espéré que le jeune député, intimidé, reste aux États-Unis. Leurs espoirs ont été rapidement douchés.
Une fois soigné, celui qui se plaît à jouer le rôle de petit caillou dans la chaussure de Yoweri Museveni, est rentré en Ouganda, jurant de ne pas se laisser intimider. « Je suis un Ougandais libre avec le droit de me déplacer librement dans mon pays », avait-il déclaré à son arrivée.
La dernière arrestation de Bobi Wine était la seconde en à peine un mois. Le 3 novembre, il a été brièvement détenu suite au dépôt de sa candidature à l’élection présidentielle. Après avoir été empêché de se rendre dans ses bureaux, Bobi Wine a été conduit à son domicile, où il s’est adressé à ses partisans, montrant sa veste de costume déchirée et ainsi que les blessures de certains de ses associés, suite à leur arrestation.
« Ce qui est nouveau, c’est la réaction du public »
Mais si les arrestations de Bobi Wine n’ont rien de nouveau, la réaction du public à celle de cette semaine a surpris les défenseurs des droits humains.
« Museveni est parvenu à se maintenir au pouvoir en faisant usage de violence, d’intimidation, de corruption et de pots-de-vin. Tout cela n’est pas nouveau », assure Nicholas Opiyo. « Ce qui est nouveau, c’est la réaction du public. »
L’arrestation de Bobi Wine mercredi a immédiatement entraîné des manifestations à Kampala, qui se sont ensuite propagées à d’autres villes de ce pays d’Afrique de l’est. Mercredi soir, la Croix rouge affirmait avoir pris en charge des dizaines de blessés, dont 11 personnes blessées par balles. Jeudi soir, la situation s’est dégradée. Des magasins ont eu leurs vitrines brisées et ont été pillés. Des jeunes ont également brûlé des pneus dans les rues, réclamant la libération de l’opposant.
« Utiliser le Covid pour obtenir des avantages politiques »
S’il admet que la situation est devenue « très intense », Nicholas Opiyo souligne que l’usage disproportionné et indiscriminé de la force a exacerbé le niveau de violence dans le pays. « La brutalité des agents de sécurité s’est confrontée à la très grande détermination de personnes indignées et déterminées », a déclaré le spécialiste des droits humains.
Dans un pays miné par la pauvreté et le chômage des jeunes, la colère de la population s’est cristallisée contre la caste vieillissante au pouvoir.
Si Bobi Wine a été arrêté pour ne pas avoir respecté les restrictions liées au coronavirus, des membres du parti de Yoweri Museveni, le National Resistance Movement, ont pu tenir des rassemblements de campagne ces dernières semaines sous la protection des forces de l’ordre.
« Les restrictions liées au coronavirus sont utilisées comme une excuse pour réprimer violemment l’opposition et donner un avantage au parti au pouvoir », analyse Nicholas Opiyo. « Ce qu’ils font, c’est utiliser le Covid pour obtenir un avantage politique. »
L’usage d’hommes armés en civil jeudi a également terrifié la population, augmentant les craintes de voir l’insécurité augmenter d’ici le scrutin du 15 janvier.
« Ce n’est pas la première fois que nous avons vu ces hommes dans les rues. Généralement, ils collaborent avec le personnel de sécurité en uniforme », explique Nicholas Opiyo. « Mais comme ce sont des employés du gouvernement, il est souvent difficile de leur demander des comptes ».
Avec ces mystérieux hommes armés en t-shirts autorisés à « contrôler les rues » en toute impunité, les défenseurs des droits humains en Ouganda s’attendent à une campagne électorale particulièrement tendue.
Vingt-quatre heures après avoir posté sur son compte Twitter la vidéo et d’autres images des hommes armés habillés en civils, Nicholas Opiyo a reconnu s’inquiéter pour sa propre sécurité ainsi que de celle des autres défenseurs et activistes des droits humains dans le pays.
« J’ai dormi dans mon bureau la nuit dernière parce que j’ai appris que j’avais été suivi. Ils sont très mécontents que je partage ces informations. Il y a deux jours, des policiers ont arrêté la voiture d’activistes de la société civile, les ont fait sortir et les ont battus. Des journalistes ont également été tabassés. N’importe quel groupe qui remet en question les autorités est brutalisé », déplore l’avocat. « Je ne me sens pas en sécurité mais je suis ici chez moi et je ne partirai pas. »
Source: France 24/Mis en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée