La blogueuse tunisienne Emna Chargui est jugée jeudi à Tunis pour avoir relayé sur les réseaux sociaux une sourate du Coran, détournée afin d’inciter les gens à se laver les mains contre le Covid-19. Un procès symbolique qui prend valeur de test pour la liberté d’expression en Tunisie.
Emna Chargui imaginait qu’elle allait faire rire ses followers ; elle risque d’en payer le prix fort. Jugée le 2 juillet à Tunis, la Tunisoise de 27 ans risque trois ans de prison et 2 000 dinars d’amende (environ 620 euros) pour avoir partagé en mai sur Facebook une parodie du Coran. Intitulé « Sourate Corona », le texte écrit par un internaute algérien vivant en France reprend la forme d’une sourate coranique pour inviter les internautes à se laver les mains en pleine pandémie de Covid-19.
Mal lui en a pris. Le 4 mai, la blogueuse était convoquée par la police judiciaire et deux jours plus tard, elle passait devant la justice pour atteinte à l’article 6 de la Constitution tunisienne édictant que « l’État protège la religion »et « le sacré ». Sept membres du bureau d’un procureur public l’ont alors soumise à un interrogatoire serré. Le 7 mai, elle était inculpée pour « incitation à la haine entre les religions en utilisation de procédés hostiles ou de violence » en vertu de l’article 52 du décret de loi relatif à la liberté de la presse.
Son procès, qui devait avoir lieu le 28 mai, a repris ce 2 juillet et le verdict est attendu le 13 juillet. « Un comité de défense composé d’une dizaine d’avocats a plaidé la nullité des charges accusatoires », précise Lilia Blaise, correspondante de France 24 à Tunis. Les avocats estiment que « l’affaire a pris trop d’ampleur par rapport aux intentions d’Emna Chargui qui voulait juste s’exprimer librement sur son profil Facebook et non offusquer », précise la journaliste.
« Je n’avais pas de mauvaises intentions »
En plus de l’acharnement des procureurs, la jeune femme doit faire face à des menaces de morts, des intimidations, des appels au viol relayés sur les réseaux sociaux. Interrogée le 28 mai par France 24, Emna Chargui se disait effrayée et dépassée par les événements.
« J’ai vraiment peur car je n’avais aucune mauvaise intention, je ne pensais pas que cela prendrait une telle ampleur et qu’on en arriverait à des menaces. Je ne bénéficie d’aucune protection donc j’en suis arrivée au point d’avoir peur pour ma propre vie. Je n’ai plus d’avenir en Tunisie. Je n’y suis plus en sécurité », confiait-elle.
Néanmoins, le jour de reprise de son procès, Emna Chargui confie à France 24 vouloir « défendre jusqu’au bout la liberté d’expression » et « assumer le partage de la publication ».
Tunisie : procès d’une étudiante accusée de blasphème
« Ce procès n’a pas lieu d’être »
Depuis le début de l’affaire, Emna Chargui bénéficie du soutien de plusieurs associations de défense des droits humains qui estiment que détourner le Coran pour sauver des vies n’a rien d’illégal. Le 27 mai, Amnesty international appelait les autorités tunisiennes à « mettre un terme aux poursuites engagées contre Emna Chargui » et à « enquêter sur les menaces inquiétantes de mort et de viol qu’elle reçoit et à assurer sa protection. »
Interrogée par France 24, la représentante de la FIDH [Fédération internationale pour les droits humains] à Tunis, Khitem Bargaoui, estime que ce procès n’a « pas lieu d’être ». « Le procès qui devrait se tenir devrait être celui contre ceux qui ont appelé à violer et tuer Emna ».
« On peut comprendre que le texte heurte des sensibilités mais pas que cela aboutisse à un procès. En plus, il faut bien souligner qu’Emna n’a pas produit ce contenu, elle l’a juste relayé. Elle a voulu faire circuler des informations très importantes sur le virus, de manière différente, avec humour. C’est très décevant de vivre cela en Tunisie », déplore Khitem Bargaoui.
La Constitution de 2014 censée garantir la liberté d’expression
Cette affaire n’est pourtant pas une première en Tunisie qui a déjà connu des procès médiatiques pour »atteinte au sacré ». En 2012, Jabeur Mejri et Ghazi Béji ont été condamnés à sept ans de prison pour « atteinte à la morale, diffamation et perturbation de l’ordre public » après la publication de caricatures du prophète Mahomet sur Facebook. La même année, l’homme d’affaires Nabil Karoui était jugé pour « atteinte au sacré » après avoir diffusé sur sa chaîne de télévision, Nessma TV, le film de la réalisatrice franco-iranienne Marjane Satrapi, « Persépolis ».
« La nouveauté de cette affaire, c’est qu’il y a la nouvelle Constitution de 2014 qui protège la religion certes, mais garantit aussi la liberté de conscience et d’expression », souligne Lilia Blaise. « Le problème c’est que nous continuons d’avoir des lois qui ne respectent pas cette Constitution », nuance Khitem Bargaoui, qui attend de savoir quel rôle va jouer « l’État dans la protection des libertés fondamentales ».
Neuf mois après l’arrivée au pouvoir du président Kaïs Saïed, ce procès est perçu comme un test grandeur nature sur la liberté d’expression et la volonté réelle des gouvernants de la protéger.
Source: France 24 /Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée