Pour Neven Mimica devenu commissaire européen à la Coopération internationale et au Développement depuis cinq ans, l’Europe et l’Afrique sont à un tournant crucial de leurs relations.
Dans le contexte actuel de guerre commerciale, l’Europe et l’Afrique, qui pendant longtemps ont été les signataires des plus grands accords entre pays du Nord et pays du Sud, ont une partition particulière à jouer pour résister ensemble aux défis économiques, sociaux et même politiques de ce début de XXIe siècle. C’est tout le sens du propos du Croate Neven Mimica qui a pris en novembre 2014, au sein de la Commission européenne présidée par Jean-Claude Juncker, la tête de la direction Coopération internationale et Développement. À la veille de l’entrée en action de la nouvelle Commission présidée par l’Allemande von der Leyen, Neven Mimica explique combien, prenant conscience des bouleversements à venir, la Commission a mis en œuvre des outils intégrant le nécessaire changement de paradigmes auquel le formidable potentiel de l’Afrique appelle. À ses yeux, au nord et au sud de la Méditerranée, l’heure est à la construction d’une maison économique commune afin de partager les atouts de l’un et de l’autre.
Le Point Afrique : L’Afrique est aujourd’hui en pleine mutation. Quel regard l’Europe pose-t-elle désormais sur elle afin de mieux l’accompagner et d’initier des actions non pour l’Afrique mais avec l’Afrique ?
Neven Mimica : Laissez-moi répondre à votre question par deux chiffres. L’Union européenne est déjà aujourd’hui le premier partenaire commercial de l’Afrique, avec 36 % du commerce africain de marchandises. Comparons cela avec les 17 % de la Chine et les 6 % des États-Unis. L’Union européenne est aussi le principal investisseur en Afrique, avec un investissement direct des États membres de 283 milliards en 2018, à comparer avec les 49 milliards des États-Unis et les 36 milliards de la Chine.
Ces chiffres révèlent à eux seuls l’importance du partenariat entre l’Europe et l’Afrique. Mais il faut aujourd’hui passer à la vitesse supérieure. La raison est simple : nos deux continents font face à de nouveaux défis qu’ils ne pourront affronter qu’ensemble. Nous sommes à un tournant : l’Afrique est un continent en plein essor, au potentiel économique et humain colossal. C’est un géant en devenir, aux portes de l’Europe. Et si l’Europe manque son rendez-vous avec l’Afrique, elle manquera celui avec l’histoire.
La Commission européenne a lancé en septembre 2018 l’Alliance Afrique-Europe. Voulez-vous nous en donner les axes essentiels ?
L’Alliance Afrique-Europe pour des investissements et des emplois durables part d’un constat simple et connu de tous : l’aide publique au développement n’a jamais suffi, ne suffit pas et ne suffira jamais. C’est le secteur privé qui porte aujourd’hui le plus grand potentiel de développement. Nous avons donc voulu nous doter d’une stratégie et d’instruments visant à encourager le secteur privé européen et africain à investir davantage en Afrique, avec un objectif : y créer plus de croissance et plus d’emplois. Notre message aux entreprises est simple : investissez en Afrique, c’est un pari gagnant !
Pour réussir ce pari, nous avons identifié quatre domaines prioritaires d’action. D’abord stimuler davantage les investissements en Afrique, notamment par le partage du risque qui aujourd’hui freine trop souvent les investissements privés. Ensuite, renforcer notre soutien à l’éducation et à la formation professionnelle. Chaque année, l’Afrique doit créer 18 millions de nouveaux emplois pour absorber les jeunes entrants sur le marché du travail. C’est un défi considérable, peut-être le plus grand défi auquel nous serons confrontés dans les années à venir. Il faut absolument donner à ces jeunes des formations adaptées aux besoins du marché. Un troisième prioritaire d’action est l’amélioration du climat des affaires et des investissements. Enfin, l’Alliance va renforcer l’intégration économique et commerciale, à la fois entre les pays d’Afrique, mais aussi entre l’Afrique et l’Europe, avec à long terme la perspective d’un accord de libre-échange économique entre nos deux continents.
Pour favoriser les investissements privés, l’UE s’est dotée d’un plan d’investissement extérieur de 4,5 milliards d’euros sur la période de 2018 à 2020. Qu’est-ce qui montre aujourd’hui que ce plan fonctionne et a des effets positifs sur le terrain ?
Pour accélérer les investissements privés, il nous faut de nouveaux instruments qui ont pour but de réduire les risques pris par les investisseurs et ainsi stimuler davantage d’investissements. Via notre plan d’investissement extérieur, nous avons prévu de mobiliser 4,5 milliards d’euros, qui devraient générer 44 milliards d’investissements publics et privés en Afrique et dans les pays du voisinage, dont le Maghreb. Mieux encore, dans le cadre de notre prochain budget 2021-2027, nous avons prévu d’allouer 60 milliards d’euros pour ce genre de mécanisme financier permettant de réduire les risques pour les investisseurs.
Laissez-moi vous donner un exemple concret du genre d’initiative soutenue par ce plan. Nous avons signé en décembre un accord avec une banque néerlandaise de développement. L’objectif est de faciliter les emprunts à des taux abordables pour les entrepreneurs sous-financés – tels que les PME, les réfugiés, les rapatriés, les déplacés internes, les femmes et les jeunes. Cette initiative à elle seule pourrait contribuer à créer 800 000 emplois.
L’un des maîtres-mots à ce jour en Afrique est la création de chaîne de valeur. Comment l’Europe entend-t-elle accompagner l’Afrique dans ce chantier ?
Nous soutenons chaque étape de la chaîne de valeur. Prenons l’exemple du cacao. Nous accompagnons la production, la transformation, le processus de certification pour répondre aux exigences phytosanitaires des marchés internationaux, le transport, l’exportation et la commercialisation de la barre de chocolat que le consommateur trouvera près de chez lui. Nous agissons avec le souci constant de maximiser les revenus des différents acteurs de la filière, car c’est essentiel pour que les opérateurs économiques vivent de leur activité, investissent et créent de l’emploi.
L’amélioration des chaînes de valeur peut avoir un impact majeur sur la création d’emplois en Afrique. En Afrique de l’Ouest par exemple, le secteur agricole et alimentaire représente près de 33 % du PIB de la région et plus de 60 % des emplois (au Niger, ce chiffre monte jusqu’à 80 %), loin devant les autres secteurs. Les appuis européens à la chaîne de valeur sont donc une priorité de notre politique de développement, que ce soit, par exemple, dans la chaîne de valeur café en Éthiopie, bétail au Eswatini ou en Namibie, vivrier en Côte d’Ivoire, noix de cajou en Sierra Leone, riz au Mali, etc.
Quelle stratégie l’Europe déploie-t-elle aujourd’hui pour mieux résister à la concurrence de la Chine, mais aussi d’autres pays émergents comme la Turquie, la Corée… ?
Les défis sont immenses, et nous devons travailler avec tous les partenaires possibles, y compris les économies émergentes. Il y a de la place pour tout le monde tant les besoins sont grands. Une concurrence entre les donateurs est à éviter à tout prix. Coopération, et non compétition, c’est ce que l’Union européenne essaie de promouvoir. Je reviens du Japon où j’ai assisté au Sommet Japon-Afrique. Avec ce pays, nous coopérons déjà dans le domaine des infrastructures de qualité. Avec la Chine, nous voulons aussi coopérer en combinant nos capacités et notre expertise en fonction des contextes spécifiques.
Comment l’Europe fait-elle pour accompagner une meilleure inclusivité financière et sociale en Afrique ?
À la base de l’inclusion sociale, il y a l’éducation, qui permet au plus grand nombre de trouver un emploi et de s’intégrer. La jeunesse, c’est la plus grande richesse du continent africain. Renforcer l’éducation, c’est bien. Mais il faut que les qualifications coïncident davantage avec les besoins des entreprises. C’est pourquoi nous allons intensifier notre appui à la formation professionnelle.
Être instruit et qualifié est une étape-clé, accéder aux financements quand on veut entreprendre en est une autre. C’est pourquoi nous allons renforcer les mécanismes facilitant l’accès au crédit pour les PME, les femmes, les jeunes et les réfugiés.
L’Afrique compte aujourd’hui une 6e région : celle de ses diasporas. Que prévoyez-vous pour mieux intégrer ses membres dans la dynamique du business euro-africain ?
Le potentiel économique de la diaspora est considérable, qu’il s’agisse de transferts de fonds, d’épargne ou d’investissements. L’Afrique sub-saharienne a reçu en 2018 plus de 41 milliards en transferts de fonds de la diaspora, un montant presque équivalent à celui de l’aide publique au développement ! Le potentiel de la diaspora est aussi humain, et il faut davantage favoriser les transferts de connaissances et de technologies.
C’est pourquoi nous avons soutenu la mise en place d’une plateforme en ligne mettant en réseau plus de 800 organisations de diasporas en Europe. Ces diasporas peuvent ainsi plus facilement échanger des informations, des formations, des activités de recherche. Nous avons aussi lancé l’initiative InclusiFi qui vise à encourager les diasporas présentes en Europe à regrouper leurs investissements en faveur de l’innovation et de l’entrepreneuriat dans leurs régions d’origine.
Quel type de relations l’Europe construit-elle avec l’Union africaine et ses différents chantiers, politiques, économiques, industriels et intégration ?
L’Europe et l’Afrique sont des alliées qui peuvent influencer l’agenda international et faire la différence. L’Union africaine, c’est notre institution sœur. Notre principal interlocuteur politique et institutionnel. Nous n’avons cessé de la soutenir et de la renforcer depuis sa création, car nous pensons que cette institution porte en elle la clé des solutions africains aux problèmes africains. L’Union africaine a un agenda clair, l’Agenda 2063. Les objectifs sont clairs, les priorités sont identifiées. Cet agenda doit être à la base de tout ce que nous entreprenons en Afrique. Le temps où des partenaires extérieurs venaient imposer leur agenda en Afrique est révolu.
En 2020, les accords de Cotonou vont devoir partir sur de nouvelles bases pour faire face à la nouvelle donne d’un multilatéralisme malmené et d’un protectionnisme accrue. Qu’est-ce qui, dans les méthodes d’approche, dans les points abordés, dans les outils mis en place, devrait permettre à l’Afrique et à l’Europe de partir sur de nouvelles bases plus fiables et plus efficaces ?
Les pays ACP et de l’UE comptent pour plus de la moitié des pays membres des Nations unies et représentent plus de 1,5 milliard de personnes. L’accord de Cotonou est l’accord contraignant le plus ancien et le plus large en termes de champ d’application et d’objectifs jamais signé. Et nous pensons que c’est ensemble que nous sommes plus forts.
L’objectif des négociations en cours est de moderniser ce partenariat. Il s’agit à la fois de renforcer nos relations avec les pays concernés en tant que groupe (ce qui nous a permis, par exemple, de peser sur l’accord de Paris pour le climat), et de se concentrer sur les priorités propres à chacune des « régions » (Afrique, Caraïbes, Pacifique). L’objectif est de parvenir à un accord en 2020. Les négociations avancent, car nous avons, Union européenne et pays ACP, un objectif commun : profiter de notre force afin de promouvoir les intérêts que nous partageons sur la scène internationale. Dans un monde où le multilatéralisme est remis en question, menacé voire délibérément affaibli, nous pensons que c’est la seule voie à suivre.
Source: Le Point Afrqiue/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée