Habib Jemli, désigné par le parti islamiste Ennahdha, essaie d’y constituer l’équipe qui sera soutenue par une majorité des représentants du peuple.
C’est dans ce quartier huppé de Carthage, belles villas et vue sur mer, que l’on concocte les gouvernements. Le parti arrivé en tête aux élections législatives doit choisir celui qui formera le prochain gouvernement. Il s’installera pour ce faire dans un petit palais, celui de Dar Dhiafa. Habib Jemli, 60 ans, travaille depuis le 15 novembre sur cette distribution ministérielle. Une tâche qui relève plus du mikado politique que de la logique programmatique. Explications.
Une Assemblée sans majorité
L’adoption de la nouvelle Constitution, le 25 janvier 2014, a consacré un régime politique quasi parlementaire. Le président de la République, élu au suffrage universel direct, régente les domaines de la défense et des affaires étrangères. Pour les autres missions, c’est le Parlement qui a les pleins pouvoirs. Il peut faire et défaire les gouvernements. Le système a été adopté afin d’éviter les travers des régimes passés : présidence à vie d’Habib Bourguiba, Ben Ali réélu à cinq reprises avec des scores soviétiques. Problème : l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), issu des urnes du 6 octobre dernier, n’a pas de majorité réelle. Le parti islamiste Ennahdha est arrivé en tête avec 54 députés sur 217. Il a choisi un quasi inconnu, Habib Jemli (secrétaire d’État à l’Agriculture en 2011), pour former le prochain gouvernement. Il n’est pas membre du parti mais sympathisant. Dans l’attente, c’est Youssef Chahed qui expédie les affaires courantes.Depuis six semaines, une fumée blanche s’enfuyant de Dar Dhiafa se fait attendre. Elle est promise dans les prochains jours, mais les obstacles s’accumulent, les problèmes politiques semblant plus nombreux que les solutions. Vendredi dernier, une photo a paru. Elle était censée rassurer l’opinion. Autour d’Habib Jemli, quatre chefs de partis sont attablés. Personne ne sourit. On croit y lire la promesse d’un consensus. Quarante-huit heures plus tard, le quatuor renonce à la table de Dar Dhiafa. Les exigences partisanes ont ruiné l’imminence d’un gouvernement. Paradoxe : la plupart des partis exigent un gouvernement d’union nationale, mais aucun ne veut en être membre.
Enchères partisanes et statu quo
Tout avait bien commencé. Mi-novembre, les hôtes prestigieux se succèdent dans l’antique cité de Carthage. Chefs de partis, anciens ministres, économistes, syndicalistes : les profils sont variés, le spectre large. Habib Jemli, à trois encablures de la présidence de Carthage, reçoit les élus et les élites du pays. Un voisin, assis sur sa terrasse, s’amuse de la situation : « Nous sommes sans doute le quartier le plus sécurisé du pays. » Au sein de Dar Dhiafa, on dessine les contours du futur gouvernement. Il sera composé « de compétences », car « on ne dit plus technocrates, la mode est à celui de compétences », précise Hatem Mliki, député du Kef et président du bloc parlementaire Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui, le second à l’ARP avec 38 élus. Une coquetterie sémantique ? « Cela signifie qu’on ne se cantonne pas à une équipe de hauts fonctionnaires mais à la société civile, des profils venus du privé », décrypte Mliki. L’image des partis politiques n’a jamais été aussi exécrable en Tunisie. Lorsqu’on sonde les Tunisiens, ils sont 72,4 % à être pessimistes sur l’évolution de la situation et 80,4 % à être insatisfaits (baromètre Emrhod, décembre 2019). D’où cette solution de choisir des ministres sans étiquettes partisanes. Un mois se passe et la tâche d’Habib Jemli charrie de plus en plus un parfum de mission impossible. Il est contraint de se rendre chez le président de la République afin de demander un mois supplémentaire pour former son équipe. Délai qu’il devra respecter. Au-delà, son ticket de président du gouvernement ne sera plus valable.
Habib Jemli, un choix qui a surpris
L’actuel locataire de Dar Dhiafa n’est pas une star de la politique tunisienne. Profil discret, CV à l’identique, il a été choisi par Ennahdha pour prendre les commandes de la Kasbah quand on y pressentait Zied Ladhari, quadra, ex-ministre(s), capé. Rached Ghannouchi, le président du parti et président de l’ARP, lui a préféré un homme peu exposé. « Plus docile », expliquent certains. Le chef de l’Assemblée avait soumis une liste de quatre noms aux partis susceptibles d’entrer au gouvernement. Le nom de Jemli avait surpris, demandé un effort de mémoires à certains. Quid de son expérience politique pour mener à bien des concertations éminemment politiciennes ? Le centre de décisions se situe-t-il à Dar Dhiafa où à Montplaisir, quartier général d’Ennahdha ? Au-delà des noms, la question du programme se pose. À l’issue des réunions avec les partis, un premier draft de projet économique devait être soumis. Neuf ans après leur révolution, les Tunisiens attendent des actes forts sur les sujets de l’emploi, de l’inflation, de la santé… Et l’absence de fumée blanche au-dessus de Dar Dhiafa ne les rassure pas. Quel que soit le résultat des concertations, la jeune démocratie tunisienne a pris des habitudes de vieux garçon. Chaque composition gouvernementale prend le rythme d’un feuilleton avec sa narration, son crescendo, ses jeux de rôles, son psychodrame. La jeune démocratie connaît les travers des plus anciennes.
Sourire: Le Point Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée