L’éventualité d’une vie démocratique dans les pays arabes dépendra du succès de la présidentielle et des législatives qui se tiendront à la rentrée. La Tunisie est la seule rescapée de la vague démocratique de 2011.
C’était beau, 2011. Beau comme un coup de burin infligé à plusieurs pays d’un monde arabe statufié dans l’autocratie. Tunisie, Égypte, Libye… Le « romantisme révolutionnaire » enivrait la région. On parlait de printemps alors que l’hiver débutait. Ainsi, il n’y avait pas de fatalités à l’équation antédiluvienne théorisant que le pouvoir ne pouvait être qu’aux mains soit des barbus, soit des despotes galonnés. Voire des deux. Ce fut un véritable jeu de massacre pour les dictateurs d’Afrique du Nord. Ben Ali, Moubarak et Kadhafi connurent des destins divergents. Le kapo tunisien, après vingt-trois ans d’un règne policier, pris la tangente saoudienne, se réfugiant ad vitam à Jeddah. L’Égyptien a connu la geôle, VIP, pas celle qu’il réservait à ses opposants politiques, puis le tribunal. Condamné, il fut blanchi après le coup d’État militaire orchestré par Sissi, libéré. Le dernier, celui qui se rêvait en président de l’Afrique, mourut comme il vécut : avec brutalité. Après une longue fuite, le colonel K, quarante-deux ans à la tête de la Libye, fut roué de coups puis abattu. Sale temps pour les despotes.
Contre-révolution en Égypte et en Libye
Huit ans passent, l’Égypte a repris une vie martiale. On y a emprisonné à tour de bras les vainqueurs des élections démocratiques, laissant l’ex-président Morsi dépérir en prison, des avocats, des journalistes. Avec la bénédiction des Saoud et des Émirats arabes unis, sponsors officiels. Ainsi que de l’Union européenne (qui y a organisé son sommet UE-Afrique). Au nom de la lutte contre le terrorisme, le maréchal Sissi a restauré une dictature, plus féroce que celle de Moubarak. La Libye a découvert, après les folles décennies de Kadhafi, qu’elle était désunie, sans socle national, écartelée entre un gouvernement officiel assis à Tripoli et une gouvernance hostile à l’Est. Les morts se comptent par milliers. Un gouvernement d’union nationale, imposé par l’ONU, est installé à Tripoli alors que les forces du maréchal Haftar tentent de s’emparer de la capitale. Les despotes se relèvent pour gouverner.
2019 : la Tunisie construit son statut démocratique
De cette vague d’espoirs, il n’en reste qu’un, vivace : l’espoir tunisien. Ce pays de 11 millions d’habitants a fait d’un haïku son adage : tomber sept fois, se relever huit. Malgré les querelles politiques vipérines, les interférences externes, deux assassinats politiques, le terrorisme qui a tenté d’abattre l’économie, l’expérience se poursuit. Ils sont désormais plus de 7 millions de Tunisiens inscrits sur les listes électorales (sur 8 millions en âge de voter). À la veille des élections, ils sont un million et demi à s’être ajoutés aux listes depuis les municipales de 2016. Le changement de gouvernants s’effectuera dans un contexte régional très instable.
Manifestations en Algérie, guerre larvée en Libye
Nichée entre la Libye et l’Algérie, la Tunisie vit une situation géographique délicate. Sur son flanc est, on se bat. Quelque 800 000 réfugiés libyens ont été abrités en 2011. Les migrants affluent par la mer, orientés par des mafias puissamment organisées et le désir d’un avenir meilleur au nord de la Méditerranée. À l’ouest, le frère algérien vit depuis deux saisons des vendredis de la contestation. Le 25e se prépare. Avec patience, détermination et pacifisme, des millions d’Algériens scandent chaque semaine leur rejet d’une gouvernance qui a non seulement échoué à développer le pays, l’un des plus riches en hydrocarbures du continent, mais cultive depuis plusieurs décennies une économie cadenassée, aux mains des clans compatibles avec les dirigeants politiques. Une autocratie qui privilégie le capitalisme de rentes, le clientélisme et la connivence rémunérée. Abdelaziz Bouteflika, dont l’entourage pensait obtenir les yeux fermés un cinquième mandat, a dû démissionner. Son Premier ministre également. La justice, qui s’est subitement rappelé sa fonction, a convoqué et mis en garde à vue un certain nombre de lieutenants du clan Boutef. Cela relève plus de la purge vengeresse que de la sainte justice. Mais la démocratie n’est toujours pas à portée de regard. Le chef d’état-major Gaïd Salah arpente sans cesse le pays, de wilaya en wilaya, de caserne en garnison, afin de s’assurer de la loyauté de ses troupes. Il soigne ce petit monde galonné qui tient le pays. Et d’élections, quelle qu’en soit leur nature, on ne parle guère. Pas de calendrier sur la table. « Si l’Algérie devenait démocratique, la Tunisie ne serait non seulement plus seule mais cela constituerait un joli bloc au cœur du Maghreb », estime Youssef Cherif, chercheur en sciences politiques. Et de préciser : « Le Maroc étant à moitié démocratique, cela pourrait avoir un effet d’entraînement et modifier la physionomie de la région. » En attendant le grand soir algérien, Tunis demeure la seule capitale démocratique du monde arabe. Une responsabilité qui n’a rien d’une sinécure.
La terrible responsabilité qui incombe aux Tunisiens
Les Tunisiens n’en demandaient pas tant, eux, les initiateurs du mal nommé Printemps arabe, lorsque le 17 décembre 2010 un vendeur informel de fruits et légumes s’immola à Sidi Bouzid. La police venait de lui confisquer sa marchandise. Depuis cette étincelle, le tumulte démocratique a succédé à la vie sous tutelle Ben Ali. Aux portraits de Ben Ali qui criblaient les murs ont succédé les slogans sociaux, les furias politiciennes, le déclin de l’économie. Dans ce climat de mécontentement populaire, perceptible à la moindre discussion, acté par tous les instituts de sondage, les élections se tiendront le 15 septembre (1er tour de la présidentielle) et le 6 octobre (législatives, l’Assemblée étant constitutionnellement le réacteur nucléaire du pouvoir). Un double scrutin-clé pour le pays et la région qui court de Rabat jusqu’aux pays du Golfe. Plusieurs menaces planent. L’UGTT, le syndicat qui pèse très lourd dans l’administration, met en garde contre « les menaces de fraudes », « l’argent sale » des campagnes, « les ingérences étrangères » ainsi que « l’instrumentalisation des lieux de culte ». La guérilla qui a fait rage au sommet de l’État, entre Youssef Chahed et la présidence de la république, jusqu’au dernier souffle de BCE, n’a rien arrangé.
Qatar vs Arabie saoudite
Deux pays du Golfe sont vent debout contre cette vague démocratique : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Des mouvements populaires, la rue, la classe moyenne, qui remettent en cause l’ordre établi depuis des siècles. Et les Tunisiens ont donné de mauvaises idées en renversant leur dictature. Les moyens financiers des pétromonarchies infusent. Abu Dhabi offre publiquement des voitures blindées à BCE (pour sa sécurité) en 2014. Selon certains, sans preuve, des « rivières de dinars » approvisionnent les comptes de certains partis. Rumeurs selon lesquelles le Qatar financerait les islamistes d’Ennahdha pendant que les Émirats feraient de même avec le parti d’Abir Moussi, ex-avocate de Ben Ali, qui ne cesse de louer le bilan de la dictature. Rumeurs, rumeurs. L’ambassadeur des Émirats était à ses côtés alors qu’elle accordait une conférence de presse. Si la Libye est une guerre régionale, un affrontement entre Qatar-Turquie et Arabie saoudite-Émirats, les élections tunisiennes le seront sous un mode pacifique.
Le risque d’une assemblée sans majorité
Béji Caïd Essebsi prônait de son vivant l’union, le consensus. Il avait ainsi noué une alliance avec les islamistes, ses ennemis de toujours, afin que le pays soit politiquement stable. L’autodestruction du parti fondé pour BCE, Nidaa Tounes, aura compliqué la mandature. Désormais, les instituts de sondage prévoient un rejet des partis au pouvoir. Et anticipent une Assemblée avec quatre-cinq partis, entre 10 et 20 % des élus, ce qui pourrait rendre complexe la mise en place d’une coalition gouvernementale. Il ne s’agit pas de dramatiser ni d’amplifier la portée de scrutins supposés intervenir chaque cinq ans. Du succès ou de l’échec des législatives dépendra le sort des libertés politiques. Ce qui devait devenir routine, une succession d’élections qui scandent le calendrier républicain, pourrait devenir un champ de bataille avec des soldats en costume-cravate, des fantassins de la politique. Ce sera un test pour la Tunisie. Et un test pour le monde arabe. En cas d’échec, d’instabilité parlementaire, les adversaires de la démocratie au sein du monde arabe pourront se goberger. En cas de victoire, le modèle tunisien s’imposera sur le long terme. Et infusera sur les autres pays.
Source: Le point Afrique/Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée