Les hostilités qui couvaient entre la présidence de la République et celle du gouvernement ont atteint un point culminant. En cause : la modification de la loi électorale voulue par Youssef Chahed et refusée par Béji Caïd Essebsi. Historique d’une crise.
Qui sera le Iago carthaginois ? Dans ce Shakespeare permanent qu’est devenue la vie politique tunisienne, on assiste à une nouvelle montée en puissance des antagonismes. Nouveau cran franchi : Tahya Tounes, le parti du chef du gouvernement a accusé hier le président de la République de « violation de la Constitution ». Mohsen Marzouk, ancien homme lige de BCE passé depuis dans le camp des alliés de Youssef Chahed, a évoqué dans un statut Facebook la gravité de la situation, « qu’un président, garant de la Constitution, soit celui qui la viole ».
Panique à neuf semaines des législatives
Ceux qui doivent à BCE leurs carrières politiques, leurs premières fonctions d’envergure, sont désormais ses plus féroces détracteurs. Pour preuve de l’ambiance qui règne ces jours-ci, certains disent à mots couverts qu’il faudrait le destituer. Les deux partis au pouvoir – Vive la Tunisie de Chahed et les islamistes d’Ennahdha – appellent à des concertations en urgence au palais du Bardo. La raison de cette escalade ? L’approche des scrutins législatifs et présidentiels, ainsi que la modification de la loi électorale – demandée en extrême urgence par la présidence du gouvernement. Elle a été votée par l’Assemblée des représentants du peuple, mais BCE a refusé de la signer d’après les dires de son conseiller politique. Une absence de signature liée à un refus d’exclure de la vie politique. La loi a été rédigée afin d’éliminer deux poids lourds des sondages : le magnat de la télévision Nabil Karoui et Olfa Terras, dont l’association Aïch Tounsi essaime dans tous le pays. Ils sont respectivement en première et troisième positions dans les sondages. L’annonce de la décision de BCE a provoqué la fureur de ses initiateurs.
Législatives : jour J pour le dépôt des candidatures
Ce 22 juillet au matin n’est pas un jour ordinaire. L’Isie, l’instance électorale chargée des élections, a ouvert le dépôt officiel des candidatures pour les élections législatives du 6 octobre. Dans neuf semaines, la Tunisie se choisira une nouvelle assemblée, de nouveaux élus. Le bilan de cinq ans de mandature parlementaire fait l’unanimité contre lui. Les vitupérations politiciennes l’ayant emporté sur la mise en place d’institutions cruciales pour le pays au premier rang duquel la cour constitutionnelle. Raison pour laquelle la situation politique au sein de la jeune démocratie tunisienne a tourné au vinaigre. Un point culminant des querelles devenues détestations personnelles entre Béji Caïd Essebsi et Youssef Chahed.
Ubu Roi à Tunis
Pourtant, tout avait bien commencé entre les deux hommes. Le premier avait quasiment nommé le second. Mais le dauphin désigné à la Kasbah a vu l’avenir, son avenir, d’un autre œil. Ils sont issus du même parti politique, Nidaa Tounes. Dans la foulée de sa victoire aux législatives (Nidaa arrive en tête avec 86 députés sur 217) puis à la présidentielle de 2014, Béji Caïd Essebsi expliquait qu’il nommerait « un jeune » à la Kasbah « deux ans après le début de son mandat ». Chose faîte. Son choix se portera sur Youssef Chahed, diplômé en agronomie. Celui-ci a sculpté la carte électorale des municipales de mai 2018 en tant que ministre des Affaires locales. Il succédera au solide Habib Essid en août 2016. En suggérant un quadra pour la Kasbah, BCE envoie un message fort à la jeunesse tunisienne. Face à une classe dirigeante âgée, BCE a 92 ans, le président de l’ARP, 85 ans, le nouvel occupant du 10 Downing Street tunisois affiche un petit quarante ans. Il essuiera quelques remarques : « Un adolescent en politique », lâchera un ponte de l’UGTT, le syndicat qui domine le volet social. Les rapports entre BCE et Chahed se terniront après un an d’exercice en commun du pouvoir. À l’été 2018, BCE demandera au chef du gouvernement de « quitter ses fonctions ou de demander un nouveau vote de confiance à l’ARP ».
La loi électorale, au cœur des ténèbres
Tahya Tounes a hissé les voiles et fait tonner les canons ce dimanche. L’assaut a ciblé la personne du président de la République. Un communiqué accuse tour à tour BCE de « violation de la Constitution, d’un précédent dangereux qui menace le cours de la transition démocratique et la stabilité des institutions de l’État ». Le parti de Youssef Chahed évoque « la confusion qui règne à Carthage ». Dimanche soir, dans l’amphithéâtre de Carthage, Youssef Chahed assistait au concert de Soolking, un rappeur algérien. Après une journée riche en accusations, il a posté sur Facebook une parole du chanteur : « Je chante l’amour au milieu de cette guérilla. »
Pas de cour constitutionnelle depuis 2015
Cette guérilla n’aurait pas lieu d’être si les députés avaient mis en place l’arbitre suprême de l’État : la cour constitutionnelle. On ne s’en cachait pas au sommet de l’État. Selim Azzabi, alors chef de cabinet de BCE, ayant rang de ministre, lâchait en 2017 qu’il « était impossible d’élire la cour constitutionnelle faute de majorité à l’ARP ». La dernière tentative, courant juillet, a tourné au fiasco. Azzabi a été démissionné de Carthage, au début de l’automne 2018, pour accointances ostentatoires avec Youssef Chahed, Azzabi travaille aujourd’hui pour celui-ci. Il est à la manœuvre, en coulisse. Ayant travaillé pour BCE avant de rejoindre Chahed, il connaît parfaitement le fonctionnement des deux hommes. Il aurait pu être une courroie de liaison, un facilitateur entre les deux pouvoirs. Impuissants, les Tunisiens assistent à cette lutte sanglante au sommet du pouvoir. Le tout dans un contexte économique mauvais : le FMI vient de redire qu’il était urgent de réformer l’État, de faire baisser l’inflation (7 %). Et de pointer une croissance beaucoup plus faible que promise : 2 %.
Source: Le point Afrique/Mis en ligne :Lhi-tshiess Makaya-exaucée