Tunisie : vers un retour de l’État policier ?

Manifestation contre le projet de loi de protection accrue des forces de l’ordre, à Tunis, le 8 octobre 2020. © MOHAMED MESSARA/MAX PPP

Un projet de loi de protection accrue des forces de sécurité enflamme une partie de la jeunesse tunisienne, qui y voit un reniement des acquis de la révolution.

Côte à côte dans leur uniforme gris, ils ne font qu’un, une sorte de mur impassible et inébranlable face aux insultes, aux gestes obscènes et aux slogans d’une foule de jeunes manifestants chauffés à blanc. Pourtant, les agents des unités d’intervention sont, au même titre que toutes les forces de l’ordre tunisiennes, directement concernés par les revendications de la foule.

Soutenus par près de dix organisations de la société civile, les protestataires en sit-in devant l’assemblée s’opposent ce 8 octobre au projet de loi contre la protection des forces de sécurité intérieure et des agents de la douane. Une initiative controversée qui a ressurgi récemment des tiroirs de l’Assemblée, où elle était oubliée depuis 2015.

UNE LARGE GAMME DE TEXTES PEUT ÊTRE ACTIVÉE POUR PROTÉGER LES POLICIERS, MAIS QU’EN EST-IL DES CITOYENS ?

« Dans le seul Code pénal, les forces de sécurité disposent de tout un arsenal juridique qui les protège des accusations d’outrage et violence à fonctionnaire. Je pense en particulier à l’article 71 de la loi anti-terroriste. Une large gamme de textes peut être activée pour protéger les policiers, mais qu’en est-il des citoyens ? », s’interroge un avocat. Une inquiétude partagée par Oussama Chaabouni, membre de l’Union communiste des jeunes Tunisiens : « Le projet actuel fait craindre le retour à l’État policier et une certaine impunité couvrant les pratiques sécuritaires illégales. »

Méfiance

Dix ans après la chute de Ben Ali, la police suscite toujours autant de méfiance chez les citoyens et l’acronyme ACAB (« All cops are bastards » — « Tous les flics sont des bâtards ») s’étale partout en milieu urbain. Bien que les forces de l’ordre aient depuis fait acte de contrition, les rancœurs sont tenaces.

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Dans leur caserne de Bouchoucha, les anciennes Brigades de l’Ordre Public (BOP), qui terrifiaient les manifestants dans les années 1980, se sont muées en unités d’intervention. Les hommes qui la composent sont réunis dans l’un des plus importants syndicats du secteur, le Syndicat des fonctionnaires de la direction générale des unités d’intervention (SFDGUI), devenu en 2018 un front syndical de 36 000 adhérents.

« Depuis 2011, nous travaillons à une réforme qui va de pair avec la transition démocratique », assure son secrétaire général, Lassaad Kchaou. Ses hommes ont reçu en près de dix ans de multiples formations en droits de l’Homme et en communication, organisées notamment avec des homologues portugais.

POUR BEAUCOUP, LA NOTION DE POLICE RÉPUBLICAINE EST FLOUE

Mais pour beaucoup, la notion de police républicaine est floue. Au corps défendant de Lasaad Kchaou, qui souhaite que les forces de l’ordre évoluent à distance des tiraillements politiques, et qui aspire à fonder une nouvelle relation avec les citoyens et les organisations civiles.

« Nous n’oublions pas que notre mission est la sécurité, celle du pays et celle du citoyen », assure un agent qui avait été dépêché sur les lieux d’attentats à Tunis pour assister ses collègues, mais également pour gérer le flux des curieux et des badauds. « Il s’agit de la vraie vie et non d’un film, martèle-t-il. Dans ces situations, il faut savoir rassurer tout en restant sur le qui-vive.» Un exercice qui n’a pas toujours aisé, en particulier durant la période des attentats de 2015. « Tous les gestes me paraissaient alors suspects, nous confie-t-il. Heureusement, la formation qu’on a reçue m’a appris à tempérer, pour éviter les drames.»

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Levée de boucliers

Pour autant les partis politiques, dont le Parti Destourien Libre (PDL) conservent une ancienne conception des forces de sécurité, à qui le citoyen devrait un respect qui relève quasiment de la sacralité. Le PDL a même proposé un amendement du projet de loi punissant de trois mois à trois ans de prison quiconque critiquerait leurs actions. Ce qui n’a pas manqué de provoquer une levée de boucliers au sein de la société civile.

« Si on avait voulu couler le projet ou offrir un boulevard aux islamistes, on ne s’y serait pas pris autrement », pointe un gradé qui a participé à l’élaboration du projet de loi de protection des sécuritaires.

« LA SÉCURITÉ PROTÈGE MAIS N’AGRESSE PAS », TENTENT DE CONVAINCRE LES FORCES DE L’ORDRE

Épidémie de Covid, couvre-feu, maintien depuis 2015 de l’état d’urgence, revendications sociales : les forces de l’ordre ont pour mission d’éviter les escalades de violence et de maintenir sous contrôle une insécurité devenue globale et polymorphe. « Nous sommes d’abord des Tunisiens », fait valoir Lassaad Kchaou, fier de la revue pour enfants que réalise son équipe et qui diffuse le message « la sécurité protège mais n’agresse pas ». Un principe noble, mais pas toujours appliqué sur le terrain et dans les faits.

« C’est le cas dans toutes les démocraties quand les tensions urbaines sont exacerbées. En l’absence de véritable projet de société, le citoyen devrait plutôt haïr les malfaiteurs et les criminels plutôt que ceux qui le protège », souligne un ancien de la brigade qui, de passage à Bouchoucha, relève un profond changement des mentalités.

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Plaie ouverte

Rapprocher la police et les citoyens, ou plutôt réduire une fracture ouverte installée par les précédents régimes, n’est pas simple. Certains estiment qu’une loi reviendrait à légitimer les actions policières et par ce biais les supposés abus.

« Pourtant, de nombreux Tunisiens reconnaissent le droit des sécuritaires et de leurs familles à une protection, ainsi que la nécessité d’une amélioration de leur situation matérielle », estime la députée d’Ennahdha Yamina Zoghlami, qui assure néanmoins que la loi sera rejetée par son parti car elle enfreint la Constitution. Une confusion supplémentaire puisque depuis 2012, Ennahdha est le premier parti au parlement et a eu tout loisir d’examiner ce texte.

Au Bardo, alors que dans l’hémicycle un projet de loi les concernant est débattu, les hommes des unités d’intervention restent de marbre, malgré les injures qui leur sont adressées. « Les politiques et les citoyens finiront par admettre que nous sommes aussi des citoyens, et que nous avons besoin d’un minimum de protection », commente un agent. Entre-temps, la réinstauration du couvre-feu et les mesures anti-Covid 19 ont déjà fait oublier aux Tunisiens le projet d’une loi qui semble compromise…

Source: Jeune Afrique/ Mis en ligne : Lhi-Tshiess Makaya-Exaucée

Tribune d'Afrique

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