Une enquête de deux ONG helvétiques a mis à jour les liens obscurs qu’entretiennent un négociant en pétrole suisse et un réseau de trafiquants libyen.
C’est une affaire entre la Libye et la Suisse avec l’île de Malte en intermédiaire. Jusque récemment, le paradis du tourisme était aussi une étape dans un trafic de pétrole libyen puisque ses ports fournissaient des entrepôts et des infrastructures prisées des contrebandiers. Des lieux pour stocker le carburant extrait illégalement d’une raffinerie libyenne ousiphonés de lieux de stockage de produits raffinés importés en Libye, le tout sous le contrôledes groupes armés libyens. C’est ce que révèle l’enquête de deux organisations suisses, l’ONG Trial International et l’association Public Eye, menée durant un an et à laquelle Le Monde Afrique a eu accès fin février.
En 2012, un an après le début du conflit libyen, Kolmar Group AG, une société suisse basée dans le canton de Zoug, considérée comme un fleuron local par les autorités helvétiques, s’installe dans un entrepôt proche de la capitale maltaise, La Valette. Elle y loue huit citernes de gasoil avec lesquelles elle est soupçonnée de faire du « blending ». Une pratique qui consiste à mélanger des carburants afin d’en modifier la qualité ou de masquer une origine douteuse à l’exemple de Zaouïa, ville côtière située à 45 km à l’ouest de Tripoli, où se trouve la principale raffinerie du pays. Si elle est officiellement exploitée par la Compagnie pétrolière nationale libyenne (NOC), seule structure habilitée par le gouvernement à exporter du pétrole, sa protection est assurée par la brigade Shuhada Al-Nasr, un groupe armé qui fait régner la terreur et s’adonne au trafic de migrants. Son leader, Mohammed Kachlaf, est sous sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies.
Circuits de contrebande
Depuis la mort de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye, qui abrite les premières réserves de pétrole d’Afrique, a vu sa production chuter de 1,7 million à 1 million de barils par jour – puis, récemment, à moins de 100 000 barils à la suite de blocage du Croissant pétrolier (Cyrénaïque) par le maréchal Khalifa Haftar– et ses capacités de raffinage se réduire au point que l’Etat a dû dépenser entre 2013 et 2017, 23,5 milliards de dollars (21,2 milliards d’euros) en carburant importé. Les contrebandiers ont profité du chaos pour faire main basse sur cette manne et la revendre à des sociétés peu regardantes sur son origine.Le ressort du trafic réside dans le prix du carburant subventionné par le Trésor libyen. Acheté à la pompe au modique prix local de 0,15 dinar par litre (0,03 euro), il peut être revendu entre 50 et 60 fois plus cher sur le marché international. Selon Mustafa Sanalla, le président de la NOC, entre 30 % et 40 % du pétrole produit ou importé en Libye sont ainsi illégalement aspirés par ces circuits de contrebande.
Zaouïa est l’une des plateformes de ce trafic principalement implanté en Tripolitaine (ouest). Contre un pourcentage, la brigade de Mohamed Kachlaf autorise « le roi de Zaouïa », un trafiquant du nom de Fahmi Ben Khalifa, à siphonner les cuves de la raffinerie afin d’alimenter son réseau illicite. Des barques déversent le carburant volé dans des tankers complices qui, au fil des années, ont cherché à se rendre plus discrets en mouillant le plus souvent au large de Zouara, localité située à une quarantaine de kilomètres plus à l’ouest à proximité de la frontière tunisienne.
Deux d’entre eux, le Basbosa-Star et l’Amazigh-F appartiennent à Darren Debono. Une vieille gloire du football maltais devenue homme d’affaires à la tête de deux sociétés : Oceano Blu Trading Ltd et ADJ Trading Ltd, par laquelle il est associé à Fahmi Ben Khalifa. Le triumvirat est complété par Gordon Debono (sans lien familial avec le premier), entrepreneur maltais collectionneur de Ferrari qui affrète, via sa société de trading, Petroplus Ltd, deux navires : le Rutaet le Selay.
La Guardia de Finanza sicilienne lance en janvier 2015 une vaste opération nommée « Dirty Oil ». Grâce à des écoutes téléphoniques et des filatures en mer, elle réussit à pister les quatre navires des Debono. Les enquêteurs italiens établissent qu’une société basée à Augusta, en Sicile, Maxcom Bunkers SA, est l’acquéreur de 82 000 tonnes de gasoil de contrebande achetées pour 27 millions d’euros, près de deux fois moins cher que les prix du marché officiel. Ben Khalifa, les Debono et sept autres individus se retrouvent à l’automne 2018 sur le banc des accusés. Ils sont poursuivis pour« conspiration transnationale en vue de blanchir du gasoil d’origine illicite » et « fraude ». Ils encourent des peines pouvant aller jusqu’à vingt ans de prison. Le verdict est attendu pour 2020.
Si la justice italienne s’est concentrée sur la courte période de juin 2015 à juin 2016, elle n’a pas pris en compte les trafics précédents avec d’autres sociétés basées hors d’Italie, notamment le Kolmar Group. C’est ici qu’intervient l’enquête menée pendant un an par les deux organisations suisses, l’ONG Trial International et l’association Public Eye. « Nous sommes parvenus à exhumer des paiements substantiels et une copie du relevé bancaire d’Oceano Blu Trading Ltd, qui lient Kolmar au réseau Ben Khalifa », raconte Montse Ferrer, l’une des auteurs du rapport d’enquête. Ils révèlent qu’entre le 18 juin et le 22 juillet 2015, la société suisse a effectué onze versements pour un total de 11 millions de dollars sur un compte de la Banif Bank Malta appartenant à Oceano Blu Trading Ltd. Ces paiements coïncident avec la livraison de neuf cargaisons de gasoil libyen (soit plus de 20 000 tonnes) dans les cuves de l’entrepôt maltais de Kolmar. En tout, ce serait vingt-deux cargaisons de gasoil en provenance de Libye, soit 50 911 tonnes de brut, qui auraient été versées à Kolmar entre le printemps 2014 et l’été 2015.
« Carte des allers et venues »
Les enquêteurs suisses ont pu confirmer ces versements grâce à l’analyse des données de l’Automatic Identification System (AIS), qui consiste en échanges automatisés de messages radio entre navires permettant d’identifier le statut, la position, le tonnage et la route de navigation avec une grande précision : « Ce système nous a permis, avec l’appui de l’ONG américaine C4ADS, de réaliser une carte interactive des allers et venues, entre la Libye et l’entrepôt maltais de Kolmar, de trois tankers du réseau Ben Khalifa : Amazigh-F, Ruta et Selay. » Afin de brouiller les pistes, les équipages avaient pris pour habitude de couper leur AIS à l’approche des côtes libyennes.
Le manège durera jusqu’en 2015, lorsque les experts de l’ONU invitent le Conseil de sécurité à se saisir de la question du trafic de carburant « qui revêt une importance capitale pour le règlement du conflit ». Les douanes maltaises interdisent l’importation de gasoil libyen et, début 2016, Kolmar cesse ses activités à Malte. Elle est aujourd’hui toujours implantée dans une vingtaine de pays, dont Singapour et les Etats-Unis, avec un chiffre d’affaires qui était proche de 8 milliards de dollars en 2013. Contactée par courriel, Kolmar Group AG n’a pas répondu à nos sollicitations ni à celles des deux ONG.
La société suisse connaissait-elle l’origine illicite de son pétrole ? « Il y avait beaucoup de signaux d’alerte qu’elle ne pouvait ignorer, avance Antoine Harari, l’un des enquêteurs. Les certificats d’origine indiquaient la provenance de la raffinerie de Zaouïa en pleine zone de guerre. Leurs soupçons auraient dû également être éveillés par le prix, vraisemblablement bien plus bas que celui du marché, ainsi que par les accusations de trafic de drogue contre au moins deux membres du réseau avec lequel ils traitaient. » Autant d’éléments qui pourraient rendre Kolmar coupable de « pillage », un crime de guerre selon le statut de Rome de la Cour pénale internationale et le droit pénal suisse.
Source: Le Monde Afrique/Mis en ligne: Lhi-tshiess Makaya-exaucée